Didier Castino, Après le silence, eds Liana Levi
Mon coup de coeur :"Et je m'appelle Louis Georges Edmond Castella. Je travaille à l'usine toute la semaine, c'est dur mais ça me plaît.(...) Si tu veux raconter ma vie, tu ne peux parler de moi à l'école. J'ai dû y aller comme y vont les enfants de 1930, mais moi c'est le travail surtout.(...) Je rentre à l'usine. J'ai treize ans. Je me souviens surtout de ça. Un nouvel élan, une ouverture sur un monde inconnu mais dont beaucoup parlent autour de moi, un monde difficile mais grâce auquel on devient un homme." C'est ainsi que commence le long monologue qui unit un père à son fils.
Louis Catella dit "La Fleur" -mouleur de 43 ans aux Fonderies et Aciéries du Midi- meurt le 16/07/1974 lors d'un dramatique accident. La première partie du récit raconte les grands moments qui ont jusqu'alors rythmé sa vie mais aussi les petits bonheurs quotidiens qui l'ont adoucie: l'usine, la manière dont elle épuise les hommes physiquement et moralement, mai 68 et les différents combats syndicaux pour plus de reconnaissance et de sécurité, l'engagement politique avec le Parti Communiste, la religion, Rose l'amour de sa vie, ses enfants et l'espoir qu'ils deviendront des hommes biens, les longs trajets pour rejoindre leur lieux de vacances, les voitures, l'accident qui a failli tuer un de ses fils...
Au début il y a donc l'usine. Elle vampirise tout, elle épuise les corps et les esprits "Une fois entré, on n'en sort plus. Les gestes et les blessures sont les mêmes, la chaleur est la même. ce que je fais à seize ans, je le fais encore à trente ans, à quarante ans (...) Alors quel que soit l'âge, tu n'as plus de choix, ta journée se passe sans surprise, sans décider de rien, comme si tu n'existais pas finalement." Elle laisse peu de place à autre chose. Avec elle, il y a les luttes syndicales et le dévouement qu'elles impliquent, le PC, la solidarité entre travailleurs, l'espoir et l'amertume des combats perdus. Grâce à Louis et ses souvenirs nous pénétrons ainsi la classe ouvrière, nous appréhendons ses valeurs, ses souffrances et ses (vaines) espérances. A chaque jour sa peine. Même regagner son lieu de villégiature et s'éloigner coûte que coûte de l'usine et du quotidien implique un sacrifice: "La 2 CV bleu glacier. Nous sommes cinq dedans, les enfants ne sont pas harnachés comme maintenant, il n'y a pas de ceintures de sécurité, on roule, on roule, on pourrait aller partout, on arrive toujours. Il y a toujours un enfant qui gueule parce qu'il ne veut pas être au milieu parce qu'au milieu il y a la barre et la barre elle rentre dans le cul, il dit j'ai la barre dans le cul et nous on sourit avant de perdre patience, on lui répond alors de regarder par la fenêtre pour ne plus y penser, que ce n'est pas important, que c'est bien de partir tous ensemble, c'est ça le plus important, partir, quitter l'usine, l'immeuble et Port-Saint-Louis, respirer ailleurs un air que peu d'enfants d'ouvriers respirent, peu d'ouvriers, peu de femmes d'ouvriers. Pour tout ça on peut bien supporter la barre dans le cul."
Cependant au-delà de l'ouvrier, il y a le père qui s'amuse avec ses garçons, souffre quand ils souffrent, leur souhaite une éducation qu'il n'a pas reçu et un meilleur niveau de vie que la sienne. Il y a aussi le mari aimant qui gâte sa femme de livres "Je ne lis pas mais j'aime les livres. Je choisis les titres.(...). J'aime les livres parce qu'il y a tout.(...) Les livres que j'achète ne sont pas pour moi, je les offre à ta mère.(...) Camus, c'est la garantie. Camus, le nom seul... Ça pète, il n'y a rien n'a dire. Pourquoi lui? Impossible de savoir comment je l'ai connu.(...) L'Homme révolté, il faudra que ta mère me parle de ce roman (...) Ce doit être un beau livre, forcément le titre contient ce qu'il y a dedans(...)". Et enfin il y a l'homme qui octroie une grande importance au savoir, à l'école, aux mots et à la littérature et qui décide un jour de passer son certificat d'études même si pour cela il doit suivre des cours du soir afin d' "apprendre à mieux écrire".
Mais un jour arrive la catastrophe, l'accident mortel qui fait de Louis Catella un saint, un martyr ou un inconscient aux yeux de ses proches/amis/patrons. Bien qu'il détruise une famille et la précipite dans le désespoir, ce cataclysme va désormais rythmer la vie de chacun de ses membres et affecter leur quotidien tout autant que leur tempérament. Mais cette mort est d'autant plus tragique (et spectaculaire) qu'elle unit à jamais l'usine et Louis :"Deux ouvriers hautement spécialisés, Louis Catella, 43 ans, père de trois enfants, dont l'aîné de 16 ans travaille également aux Fonderies, demeurant 10, rue de la Petite-Pente, et Laurent Ménard, 51 ans, père d'un enfant, habitant 167, avenue de la Rive, travaillaient dans l'atelier (...) Au-dessus de leur tête, en permanence, un pont roulant pouvant supporter plusieurs tonnes. C'est au cours d'une opération extrêmement délicate, dernière manoeuvre avant la coulée de la pièce, que le moule, pesant près de sept tonnes, s'est écrasé sur les deux malheureux. Le crochet du pont roulant, auquel il était suspendu a cassé et a entraîné l'inévitable tragédie."
Suite au (long) passage sur le deuil quelque chose se joue dans le récit. La voix narrative qui semblait émaner de Louis se poursuit en dialogue d'outre-tombe pour dire l'impossible deuil des siens. Jusqu'au moment où le destinataire -le plus jeune des trois fils, celui qui a fait des études, celui qui aime les mots et sait les manipuler- reprend fermement la parole ( le "je") à son compte et délivre son point de vue sur cette tragique disparition, sur les années sans père ni repère, sur une mère devenue fantomatique depuis, sur sa honte d'avoir un père mort et sur sa rage d'échapper non seulement à cette figure paternelle omnisciente mais aussi à sa condition sociale pesante. Cette prise de parole n'est rien de plus qu'une ultime tentative de se détacher radicalement d'un modèle qu'il lui a été imposé. Cette mort tout le monde se l'est appropriée: les proches pour la transcender, les syndicats pour mener une lutte contre l'insécurité et la dangerosité de l'usine, les patrons pour pointer l'indiscipline des ouvriers, le médecin de famille pour asseoir une autorité sur Rose et ses garçons et maintenant ce fils pour casser cette image idéalisée du père et pour enfin devenir à son tour un homme et un père. Ces 55 dernières pages sont d'une force et d'une beauté émouvante. Elles rendent admirablement bien l'ambivalence des sentiments éprouvés par ce fils, l'impossibilité de faire avec mais aussi sans ce père, la nécessité de lui redonner une parole pour mieux s'affirmer -sans pour autant "régler (ses) comptes"- et la mauvaise conscience qui ne le quitte jamais.
Au début il y a donc l'usine. Elle vampirise tout, elle épuise les corps et les esprits "Une fois entré, on n'en sort plus. Les gestes et les blessures sont les mêmes, la chaleur est la même. ce que je fais à seize ans, je le fais encore à trente ans, à quarante ans (...) Alors quel que soit l'âge, tu n'as plus de choix, ta journée se passe sans surprise, sans décider de rien, comme si tu n'existais pas finalement." Elle laisse peu de place à autre chose. Avec elle, il y a les luttes syndicales et le dévouement qu'elles impliquent, le PC, la solidarité entre travailleurs, l'espoir et l'amertume des combats perdus. Grâce à Louis et ses souvenirs nous pénétrons ainsi la classe ouvrière, nous appréhendons ses valeurs, ses souffrances et ses (vaines) espérances. A chaque jour sa peine. Même regagner son lieu de villégiature et s'éloigner coûte que coûte de l'usine et du quotidien implique un sacrifice: "La 2 CV bleu glacier. Nous sommes cinq dedans, les enfants ne sont pas harnachés comme maintenant, il n'y a pas de ceintures de sécurité, on roule, on roule, on pourrait aller partout, on arrive toujours. Il y a toujours un enfant qui gueule parce qu'il ne veut pas être au milieu parce qu'au milieu il y a la barre et la barre elle rentre dans le cul, il dit j'ai la barre dans le cul et nous on sourit avant de perdre patience, on lui répond alors de regarder par la fenêtre pour ne plus y penser, que ce n'est pas important, que c'est bien de partir tous ensemble, c'est ça le plus important, partir, quitter l'usine, l'immeuble et Port-Saint-Louis, respirer ailleurs un air que peu d'enfants d'ouvriers respirent, peu d'ouvriers, peu de femmes d'ouvriers. Pour tout ça on peut bien supporter la barre dans le cul."
Cependant au-delà de l'ouvrier, il y a le père qui s'amuse avec ses garçons, souffre quand ils souffrent, leur souhaite une éducation qu'il n'a pas reçu et un meilleur niveau de vie que la sienne. Il y a aussi le mari aimant qui gâte sa femme de livres "Je ne lis pas mais j'aime les livres. Je choisis les titres.(...). J'aime les livres parce qu'il y a tout.(...) Les livres que j'achète ne sont pas pour moi, je les offre à ta mère.(...) Camus, c'est la garantie. Camus, le nom seul... Ça pète, il n'y a rien n'a dire. Pourquoi lui? Impossible de savoir comment je l'ai connu.(...) L'Homme révolté, il faudra que ta mère me parle de ce roman (...) Ce doit être un beau livre, forcément le titre contient ce qu'il y a dedans(...)". Et enfin il y a l'homme qui octroie une grande importance au savoir, à l'école, aux mots et à la littérature et qui décide un jour de passer son certificat d'études même si pour cela il doit suivre des cours du soir afin d' "apprendre à mieux écrire".
Mais un jour arrive la catastrophe, l'accident mortel qui fait de Louis Catella un saint, un martyr ou un inconscient aux yeux de ses proches/amis/patrons. Bien qu'il détruise une famille et la précipite dans le désespoir, ce cataclysme va désormais rythmer la vie de chacun de ses membres et affecter leur quotidien tout autant que leur tempérament. Mais cette mort est d'autant plus tragique (et spectaculaire) qu'elle unit à jamais l'usine et Louis :"Deux ouvriers hautement spécialisés, Louis Catella, 43 ans, père de trois enfants, dont l'aîné de 16 ans travaille également aux Fonderies, demeurant 10, rue de la Petite-Pente, et Laurent Ménard, 51 ans, père d'un enfant, habitant 167, avenue de la Rive, travaillaient dans l'atelier (...) Au-dessus de leur tête, en permanence, un pont roulant pouvant supporter plusieurs tonnes. C'est au cours d'une opération extrêmement délicate, dernière manoeuvre avant la coulée de la pièce, que le moule, pesant près de sept tonnes, s'est écrasé sur les deux malheureux. Le crochet du pont roulant, auquel il était suspendu a cassé et a entraîné l'inévitable tragédie."
Suite au (long) passage sur le deuil quelque chose se joue dans le récit. La voix narrative qui semblait émaner de Louis se poursuit en dialogue d'outre-tombe pour dire l'impossible deuil des siens. Jusqu'au moment où le destinataire -le plus jeune des trois fils, celui qui a fait des études, celui qui aime les mots et sait les manipuler- reprend fermement la parole ( le "je") à son compte et délivre son point de vue sur cette tragique disparition, sur les années sans père ni repère, sur une mère devenue fantomatique depuis, sur sa honte d'avoir un père mort et sur sa rage d'échapper non seulement à cette figure paternelle omnisciente mais aussi à sa condition sociale pesante. Cette prise de parole n'est rien de plus qu'une ultime tentative de se détacher radicalement d'un modèle qu'il lui a été imposé. Cette mort tout le monde se l'est appropriée: les proches pour la transcender, les syndicats pour mener une lutte contre l'insécurité et la dangerosité de l'usine, les patrons pour pointer l'indiscipline des ouvriers, le médecin de famille pour asseoir une autorité sur Rose et ses garçons et maintenant ce fils pour casser cette image idéalisée du père et pour enfin devenir à son tour un homme et un père. Ces 55 dernières pages sont d'une force et d'une beauté émouvante. Elles rendent admirablement bien l'ambivalence des sentiments éprouvés par ce fils, l'impossibilité de faire avec mais aussi sans ce père, la nécessité de lui redonner une parole pour mieux s'affirmer -sans pour autant "régler (ses) comptes"- et la mauvaise conscience qui ne le quitte jamais.
Au-delà du récit familial sur la transmission Après le silence est un livre sur la condition ouvrière, sur la pénibilité du travail, sur l'engagement politique et plus généralement sur les années 60-70. Mais c'est aussi un récit nuancé, pudique et très touchant sur un deuil impossible à faire malgré les années qui passent et sur la manière dont les autres ont façonné par leurs souvenirs et leurs paroles un père/un mari/un frère/un collègue/un voisin/un ami... parfait. Absent lors des obsèques de Louis, ce fils désormais adulte use de sa maîtrise des mots pour faire revivre le temps d'un faux et long monologue (et après le silence obligé du père) celui qu'il n'a connu qu'indirectement. Ainsi espère-t-il combler les manques et s'affranchir de ce père disparu.
Didier Castino nous offre là un premier roman intelligent, engagé, riche en émotions et en réflexions (sur l'usine, l'engagement syndical, la fierté ou la honte d'appartenir à classe ouvrière, la valeur des mots....) qui derrière une apparence classique s'avère d'une belle originalité narrative. Je vous le recommande vivement.
L'auteur :
Né en 1966, Didier Castino est professeur de lettres à Marseille. Après le silence est son premier roman. Il a obtenu le Prix du premier roman 2015 et le Prix Eugène Dabit 2015.
Pour le connaître davantage, lisez son entrevue publiée par le site Paroles d'auteurs et faîtes sa connaissance en découvrant le premier numéro de la rubrique En aparté (1) qui lui est consacrée. On y parle bien évidemment de son roman mais aussi de ses inspirations et de ses lectures.
Merci pour ce second coup de cœur et de m'avoir mis (littéralement) le livre entre les mains. Je crois que je serais passé à côté sans -et il s'agit pourtant d'un livre brillant. Un livre qui sort vraiment du lot, qui produit une lumière qui lui est propre.
RépondreSupprimerC'est touchant, parfois emmêlé donnant un écho particulier à l’expression des sentiments, on sent la révolte et l'abnégation dans le même temps, une possible victoire des mots sur la défaite de la lutte des classes ; avec le langage dont on hérite, avec le langage que l'on a le luxe de s'offrir.
Du début à la fin, on se trouve porté par la douleur et les petites joies de ce destin tragique, presque ordinaire. Un beau premier roman qui tire la beauté de ce que l’on ne voit plus, de ce qui nous entoure et qui nous parait acquis, mais qui ne tient -comme toujours- qu’à un fil.
Ce que tu dis là me fait bien plaisir. Je trouve qu'il serait dommage de passer à côté de ce roman tant il est à la fois subtil et puissant. Un vrai bon (premier) roman qui se lit d'une traite et dont il est agréable de parler.
SupprimerSi cela t'intéresse l'auteur participera à la rentrée LIBREST du 10/09 et les réservations se font sur rentréelittéraire@librest.com J'y assisterai a-priori avec Elisabeth.
A bientôt et bonnes lectures !
Merci de la proposition, je suis malheureusement à l'usine moi aussi ce jour-là. Je fais attention.
SupprimerJ'espère que cela donnera lieu à une belle rencontre que l'on pourra lire ici !
À bientôt.