Portée par l'envie de consacrer une rubrique aux acteurs du monde littéraire (auteurs, éditeurs, blogueurs...), j'ai décidé d'aller à leur rencontre, d'échanger sur leur(s) actualité(s) littéraire(s) mais aussi sur leurs lectures et de retranscrire ici-même le fruit de ces entrevues non pas sous forme de questions/réponses mais en en faisant une narration fidèle aux propos tenus et au déroulement de ces rencontres.
En aparté avec ... Gaëlle Josse
Paris 9ème, le 18 avril 2016 -12h -13h
A l'occasion de la parution aujourd'hui de De Vives voix aux éditions Le temps qu'il fait, retrouvez "mon aparté" avec Gaëlle Josse. De cette rencontre, voici les mots, les thèmes et les moments retenus.
Gaëlle Josse et L'ombre de nos nuits :
L'ombre de nos nuits est un récit dans lequel s'imbriquent trois intrigues qui se répondent et s'enrichissent tout au long du roman : une histoire de passion déçue qu'une jeune femme se remémore en admirant le Saint Sébastien soigné par Irène peint par Georges de La Tour, la réalisation de cette peinture par le Maître, et enfin l'implication et les tourments de Laurent -son apprenti- au cours de ce travail.
A l’origine de ce livre, il y a la découverte de ce tableau de Georges de La Tour par Gaëlle Josse et plus particulièrement le saisissement qu'elle a alors éprouvé en découvrant le visage d’Irène et en ressentant la bienveillance des personnages représentés. C'est la raison pour laquelle L'ombre de nos nuits est d'abord une histoire d'amour. Mais c'est en découvrant que le tableau observé n'était pas signé du maître mais par un apprenti qu'elle a décidé d'apporter à cette histoire d'amour deux autres perspectives narratives portées alternativement par le Maître et par Laurent. Puisque cette copie existe -"l'original [ayant] été perdue"- l'idée de rajouter ce dernier s'est imposée avec "fascination et enthousiasme". Avec cette découverte "une autre page blanche" narrative est née.
Faire de ce garçon un orphelin de la guerre de 30 ans permettait en plus de respecter les circonstances historiques d'une Lorraine accablée par la violence de la guerre mais aussi de la peste. Tout comme l'observateur actuel, ce personnage est troublé par le visage de celle qui sert de modèle à Irène au point d'en être amoureux. Mais l'interdit social est trop imposant pour pouvoir y échapper. Le parcours de ce garçon qui tente de trouver sa place dans cette famille d'adoption mais aussi dans son art est à l'image de tout à chacun. Chacun de ces trois destins permettent de mettre au cœur du livre la problématique de l'aveuglement.
Grace à ces personnages piégés "écartelés, en tension" qui doivent trouver leur place dans leur relation et donner un sens à leur choix, l'auteur fait le récit de ce qui se joue dans leur vie à un moment crucial de celle-ci.
L'écriture de L'ombre de nos nuits :
Quel travail préparatoire et quelles recherches ? : Ce travail existe forcément mais Gaëlle Josse l'affirme : l'auteur ne doit pas se laisser submerger par celui-ci. Il faut savoir laisser "décanter ce travail de recherches" , seuls doivent demeurer "les rochers essentiels sur lesquels s'accroche sa narration". Une fois tous les éléments digérés, Gaëlle Josse est prête à se lancer dans l'écriture. Surtout il y a de la curiosité, normal "quand un sujet nous tient à cœur". Il faut que l'histoire se tienne (la toile de fond doit être cohérente) sans pour autant être dans la révérence historique. Le danger serait d'avoir plus d'informations que nécessaire. Ce n'est pas la dimension historique qui importe mais celle des personnages (leur intimité, leurs forces et faiblesses, leurs questionnements...)
Avant l'écriture : Avant de se lancer dans l'écriture, Gaëlle Josse effectue tout un travail d'immersion mentale, ce qui lui permet -une fois prête- d'écrire sans "story-board". Quelques lignes sur une page blanche servent de jalons à la narration vers une fin envisagée mais pas définitive ; car rien n'est figé, fort heureusement. Ce sont les "surprises en cours" qui apportent le supplément d'âme et/ou la tension tant recherchés. "La fin : un horizon entrevu mais la route est longue" pour y arriver.
A l'origine, il y a une phase purement créative avec une intrigue et des personnages qui se mettent en place. Ensuite vient le travail d'écriture à proprement parlé avec des mots, un rythme et des liens à trouver.
L'importance de la forme courte dans l'oeuvre de Gaëlle Josse : Avant la rédaction, rien n'est préétabli. Ce doit être uniquement l'histoire et les personnages qui imposent le rythme, la ponctuation et l'épaisseur du récit. A aucun moment durant cette phase de création et de composition, Gaëlle Josse ne se regarde écrire ou s'auto-analyse. Sa relecture lui permet avant tout de voir si l'ensemble est juste et s'il fonctionne du début à la fin. L'objectif n'étant pas de rendre de "jolies phrases" mais un récit cohérent et en adéquation avec ses envies. C'est vraiment sans artifices que la romancière réussit à solliciter les sens de ses lecteurs. Cependant, lectrice avant d'être romancière, elle avoue apprécier les textes tendus, ce goût explique sans doute qu'elle excelle dans l'écriture de romans courts.
Quelle relation avec l'éditeur ?
Entre le moment "où l'histoire se met en route" et celui où l'on lance le BAT (bon-à-tirer), il se passe en moyenne un an et demi avec des séquences de travail intensif et d'autres de décantage. La mission de l'éditeur est, à ce moment, d'amener le texte au maximum de son potentiel. Celui de l'écrivain est de prendre en compte les suggestions et remarques proposées tout en restant fidèle à ses intentions. C'est un travail de dentelle –fait d'écoute et de bienveillance- qui s'instaure alors entre les deux.
Au cœur de L'Ombre de nos nuits :
Les souvenirs : "Très intéressée par ce qui se joue entre la mémoire et l'oubli parce qu'on a besoin de mémoire pour être ancré dans nos vies (ce en quoi on croit ou contre quoi on se rebelle) et en même temps pour vivre il faut avancer et avancer c'est aussi oublier", Gaëlle Josse fait des souvenirs (réels, partiels ou faux) des éléments moteurs de ses personnages que ce soit dans L'ombre de nos nuits ou dans ses précédents romans.
Une vie faite que de mémoire serait aussi infernale qu'une vie faite que d'oubli. Et pour l'écrivain, "inventer c'est un moment se souvenir de quelque chose". Même si l'imaginaire remodèle les choses, il y a toujours une dimension mémorielle dans la fiction. Toutefois, paradoxalement se souvenir c'est aussi réinventer : le temps du vécu n'étant pas celui du souvenir, il y a forcément distorsion. Cette fascination pour le travail de la mémoire (pour ce qu'il y a de subjectif, d'individuel et de fragmentaire), nous lecteurs pouvons aussi la ressentir dans nos lectures des romans de Gaëlle Josse.
L'Histoire et les lieux : Sans y penser spontanément et sans faire du roman historique, les lieux et la trame historique ont une place prépondérante dans L'ombre de nos nuits comme dans tous les romans de Gaëlle Josse. C'est ce qui permet le jaillissement de la vie. "Ce n'est pas innocent si les choses se passent ici ou là" . Les lieux déclenchent des émotions qui déclenchent des (ré)actions.
Gaëlle Josse écrivain :
Durant ce printemps, Gaëlle Josse a travaillé sur De Vives voix "un petit livre" (auquel elle est très attachée) paru le 22 septembre aux éditions Le temps qu'il fait . Il s'agit d'un ensemble de fragments en prose sur les voix d'enfances, perdues, oubliées ou encore celles que l'on cueille. A côté de ce travail et du suivi des nombreuses traductions du Dernier Gardien, elle laisse "décanter" un roman pas totalement terminé.
Si elle est maintenant une romancière aimée et reconnue, Gaëlle Josse est venue à l'écriture par la poésie (elle est l'auteur de cinq recueils et de plusieurs publications dans diverses revues littéraires). Ce qu'il y a de fabuleux avec ce genre c'est de voir comment "trois mots peuvent pulvériser une page". C'est avec Les heures silencieuses (déjà à la suite du choc émotionnel éprouvé lors de sa rencontre avec le tableau de de Witte) qu'elle a "glissé" de la poésie vers le roman nourri par des personnages et une histoire. Ce qu'elle continue d'aimer avant tout dans la poésie c'est sa force d'évocation "deux mots accolés l'un à l'autre suffisent pour évoquer une image et/ou une sensation". Toutefois la transition entre ces deux genres littéraires fut facile : "chaque sujet a la forme qui lui convient", car "les choses se mettent en place toutes seules". Intuitivement, elle sait quelle est la forme qui sied le mieux au propos tenu.
Entre l'écriture, son métier de journaliste et ses rencontres avec ses lecteurs,elle aime pouvoir faire une pause afin de mieux se préparer à recevoir l'inspiration et le saisissement. "Quand les choses sont là, il faut les accueillir". L'écriture commence par "un choc" qui stimule irrésistiblement son imaginaire.
Lors de la sortie de ses romans, Gaëlle espère toujours que le livre sera bien reçu, mais une fois paru, le moment de l'écriture est révolu depuis longtemps. Seule lui importe l'idée que ce qui est écrit est ce qui devait être écrit, et que le roman est en accord avec ce qui a été publié.
Quand elle écrit, Gaëlle Josse est en totale empathie avec ses personnages. "A un moment chaque personnage m'est propre, m'est cher". Quand l'histoire se met en place, tout est possible et n'importe lequel d'entre eux peut prendre la parole. Toutefois, il est important de définir qui raconte l'histoire, qui raconte sa vérité. Dans Ellis Island, l'écho des pas dans ce lieu vide a précipité l'idée qu'il fallait que ce soit son dernier gardien qui prenne en charge le récit. Mais il fallait aussi qu’il devienne au fil des pages moins témoin et plus acteur de l'Histoire.
Quant à Noces de neige, c'est l'écriture qui a décidé que les deux personnages féminins devaient porter la narration.
Gaëlle Josse et son lectorat :
Beaucoup de paramètres échappent aux auteurs que ce soit l’accueil critique et commercial ou l'interprétation que peuvent en faire leurs lecteurs. Pour sa part, Gaëlle Josse aime laisser à son lectorat suffisamment de liberté afin que celui-ci puisse projeter ce qu'il veut, d'autant plus que c'est un sentiment formidable de voir son livre prendre des directions autres de que ce que l'auteur avait initialement pensé. Quant à la mauvaise réception et l'échec commercial, ils font partie du métier et elle les accepte comme tels. Mais ce que Gaëlle Josse retient davantage c'est la fidélité et la bienveillance de ses lecteurs. Ce qui ne cesse de la surprendre et la ravir. Très sollicitée par les libraires et ses lecteurs, elle passe trois jours/semaine en déplacement entre janvier et fin juillet (ce qui l'oblige à décliner, à son grand regret, nombre de sollicitations).
Lors de ces rencontres elle côtoie un public de plus en plus nombreux, curieux et passionné de connaître l'auteur et les ressorts de son écriture. Enfin, elle s'étonne et est émue des nombreuses traductions que connaissent ses livres. Malgré sa modestie elle a ressenti de la surprise et de la fierté en apprenant que Le dernier Gardien et Les Heures silencieuses sont conseillés par l'éducation nationale, ce qui l'amène à de nombreuses rencontres avec les lycéens.
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Bibliothèque personnelle de Gaëlle Josse (photo de Gaëlle Josse) |
Gaëlle Josse lectrice :
Lectrice avant d'être romancière, Gaëlle Josse a un rapport compulsif à l'imprimé et ce depuis l'enfance avec la collection des Père Castor, la Bibliothèque verte et rose, les classiques comme Zola (Germinal), Balzac, Camus, Sartre et une adoration sans faille pour la poésie et plus particulièrement pour Rimbaud, Apollinaire, Char ou encore Michaux. Ses lectures adolescentes -qui vont de Stevenson à Céline -( "le choc du Voyage, le livre hémorragique avec une langue qui cogne") en passant par London, Cendrars (Bourlinguer), la littérature russe avec Âmes mortes de Gogol et austro-hongroise avec Zweig, Joseph Roth, Schnitzler mais aussi Marai "qui reste indépassable"- continuent de la suivre. Ce qu'elle admire chez ces auteurs, c'est tout autant leur qualité de prosateur que leur faculté à explorer l'âme humaine. Romancière ou lectrice, Gaëlle Josse est avant tout sensible à l'intensité et la musicalité d'une narration, à la force des personnages qui y font écho et aux questionnements que le récit nous renvoie. Mais à côté de ces textes, la littérature de voyage et en particulier les romans de marine (origine bretonne oblige) tels ceux d'O'Brien Stevenson, Loti comptent aussi énormément.
Devant l'abondance de livres édités, Gaëlle Josse sélectionne ses lectures en fonction de l’écrivain, l’éditeur, voire la couverture. Grande lectrice de blogs littéraire -qu'elle suit régulièrement- elle n'hésite pas à prendre en compte les avis qui y sont partagés. Depuis que son statut de romancière lui permet d'aller à la rencontre d'autres collègues, elle avoue lire de plus en plus de romans français contemporains laissant de côtés les classiques qu'elle aime tant relire. Ceux cités précédemment mais aussi ceux de la littérature américaine "qui emmènent très loin" et qui occupent une place importante dans son panthéon littéraire. Parmi eux, Corps et âme de Frank Conroy, les livres de Louise Erdrich, Le fils de Philippe Meyer tiennent le haut de l'affiche...
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Lecture coup de coeur de Gaëlle Josse |
Gaëlle Josse garde depuis l'enfance l'habitude et le plaisir de fréquenter les librairies. Son statut de romancière lui permet désormais d'être plus proches des libraires qui lui offrent régulièrement des romans en remerciement. D'ailleurs, sa lecture actuelle -Plus haut que la mer- est la preuve de cette nouvelle complicité. Parmi les autres lectures récentes il y a Salomon Gursky de Mordecai Richler, Le fracas du temps de Julian Barnes (sur Chostakovitch) ou encore Titus aime Bérénice de Nathalie Azoulai. Malgré un emploi du temps chargé, Gaëlle Josse continue de lire deux-trois livres par semaine et comme beaucoup d'entre nous elle souffre du manque d'étagères pour y ranger l'ensemble de ses lectures.
Si elle aime lire, Gaëlle Josse aime aussi offrir des livres qu'elle n'a pas signés (chacun étant un cadeau intime) comme Boussole de Mathias Enard ou les romans de Laurent Gaudé. Elle m'avoue aussi aimer conseiller des lectures lorsqu'elle remarque dans une librairie un client hésitant.
Sans être sacralisé, son rapport au livre en tant qu'objet est fort. Gaëlle Josse demeure en toutes circonstances une lectrice soignée qui n'aime pas corner ses romans et encore moins casser leur tranche. A la rigueur il lui arrive de les annoter ou de souligner une phrase....
Enfin, bien qu'auteur reconnu, Gaëlle Josse tient lorsqu'elle lit à n'être que lectrice. Si au cours de sa lecture elle réfléchit en tant que romancière, c'est plutôt mauvais signe pour le livre, car cela signifie que l'écriture la heurte. Comme beaucoup d'entre nous, elle attend d'être emportée.
Des références autres que littéraires ?
La musique : Gaëlle Josse se définit aussi comme musicienne. Cette familiarité avec cet art est due à une longue pratique depuis l'enfance. Elle aime l'immédiateté qu'induit la musique qui ne demande pas de codage préalable. Quelques notes et l'on sait si ça accroche on non. Là aussi se joue quelque chose de non- négociable.
La peinture : C'est un pur hasard si L'Ombre de nos nuits est -après Les heures silencieuses- le deuxième texte inspiré d'une toile. La force du tableau de Georges de La Tour et le fait que son écriture aille vers une autre direction que celle prise par son premier roman l'ont finalement convaincue de continuer et d'aller au-delà de sa brève réticence initiale. Là aussi l'écriture a été pour Gaëlle Josse comme une fulgurance à satisfaire.
Je suis heureuse d'apprendre que nous partageons ce goût commun. C'est le hasard qui fait que par moment en lisant différents genres littéraires elle tombe sur la phrase ou le mot qui correspondent complètement à l'état d'esprit dans lequel elle est. Et si cela "matche", elle choisit cet extrait comme exergue tel un prélude en musique. De ce fait, elle établit une connivence littéraire qui résonne entre l'oeuvre citée et celle en écriture. Pour toutes ces raisons, l'exergue est tout autant nécessaire que le corps du récit. Un bon exergue c'est comme le son juste d'un instrument bien accordé.
Passionnée de musique, de peinture et de poésie, cette rencontre avec Gaëlle Josse ne pouvait être qu'à l'image de son univers romanesque : sensible, passionnante et sincère.
Cette heure, nous l'avons entièrement passée à parler de livres, ceux que l'on écrit, ceux qu'on lit, ceux que l'on choisit par rapport au titre ou à la couverture, ceux que l'on nous conseille, ceux que l'on aime offrir, ceux que l'on abandonne, que l'on parcourt, que l'on met de côté, ceux qui a priori ne nous sont pas destinés, les livres à message ou non...
Cet aparté a été pour moi non seulement l'occasion d'apprendre un peu plus sur cette romancière discrète et entière et sur un livre que j'ai aimé lire mais ce fut aussi une parenthèse au cours de laquelle nous avons parlé littérature entre lectrices.
Je remercie encore Gaëlle Josse pour cette heure de libre échange et pour sa gentillesse et sa disponibilité.
Et plus si affinités :
Née en septembre 1960, Gaëlle Josse est une romancière française. Après des études de droit, de journalisme et de psychologie, elle travaille à Paris comme rédactrice dans un magazine et anime des ateliers d'écriture.
Passionnée de musique, elle anime également des rencontres autour de l'écoute d'œuvres musicales.
Sont parus aux éds Autement: Les heures silencieuses (2011), Nos vies désaccordées (2012) et Noces de neige (2013), Le dernier gardien d'Ellis Island (2014), L'ombre de nos nuits (son cinquième romans et le deuxième publié dans la collection Notabilia aux éds Noir sur Blanc en 2015) ou encore ce fameux "petit livre" évoqué lors de cette entrevue : De vives voix (éds Le Temps qu'il fait, 2016).
.Tous ont connu un très bon accueil et ont permis à leur auteur de recevoir de nombreux prix.