mercredi 6 avril 2016

Un chien de caractère


Sándor Márai, Un chien de caractère, éds Albin Michel puis LDP

Mon coup de coeur :
Monsieur -un homme suffisant- se résigne à offrir à Madame un cadeau convenable et ce la veille du Noël 1928 alors qu'il avait convenu avec son épouse de ne pas faire de dépenses inutiles. Après maintes hésitations, il tombe par hasard sur Tchoutora faux  pouli (chien de berger hongrois au poil long) mais un vrai "chien de caractère". Si cette boule de poil vive suscite rapidement la curiosité, l'amusement et les faveurs de ses maîtres et de toute la maisonnée, l'animal de compagnie finit par exaspérer ces mêmes personnes. Lui si attendrissant devient inexorablement le pestiféré non seulement de la famille mais du quartier.  Ceux qui s'émerveillaient de son audace et de la liberté dont il jouit quotidiennement vont s'exaspérer devant ce qu'ils considèrent comme un manque de bienséance. L'irrationalité de son comportement va progressivement et définitivement devenir un problème insurmontable. Tout ce qui faisait le charme du faux pouli et sa valeur devient sujet d'aversions et de reproches... jusqu'aux regret final "Car à mesure que, tâtonnant et trébuchant, [Monsieur] avance dans la vie, il comprend de mieux en mieux que nous préférons l'imperfection et l'insoumission à la perfection et la docilité et, qu'en définitive, les défauts d'un être nous sont plus chers que ses qualités. Il en est ainsi, lecteur, dans la vie comme dans les arts et, malgré son apparente banalité, cette leçon vaut bien une morsure de chien." Et page après page, ce n'est pas seulement le comportement du chien qui nous est révélé mais celui des humains qui font preuve de caprices, d'irrationalité et de mépris. Bref, les personnages de ce romans ne sont guère des modèles positifs, dominés comme ils le sont par leur apparence et le qu'en dira t'on.
S'il y a un volet social dans ce récit, il y a aussi un aspect politique car parler de Tchouta permet au narrateur d'évoquer les problèmes de classes mais aussi la révolte ou encore la crise économique, sociale et morale qui touche la Hongrie de l'époque.

Photo d'un pouli (chien de berger hongrois)

Plus que le quotidien d'une famille ou d'un quartier, c'est celui d'une classe sociale que dépeint avec délectation le narrateur. Le chien est alors le révélateur de la petitesse d'esprit des personnages qui composent celle-ci (leurs habitudes, leurs peurs non fondées, leurs mesquineries, leurs matérialismes, l'importance du paraître, leur immobilisme...). Si j'ai retrouvé dans ce récit le sens de l'observation dont fait déjà preuve Sàndor Márai dans ses autres romans, je découvre ici un humour que je ne lui connaissais pas. Le personnage du narrateur est l'incarnation même de cette distanciation ironique que l'auteur s'impose vis-à-vis des autres personnages. L'acuité et l'humour s'entremêlent pour aboutir à un récit réjouissant et intelligent.

Márai se place dans une tradition littéraire qui fait du "meilleur ami de l'homme" le prétexte pour analyser la gent humaine et en l'occurrence ici la petite bourgeoisie hongroise de 1928 alors que le pays vit une crise économique qui touche l'ensemble de la société. Je remercie de nouveau Yspaddaden du blog Tête de lecture de m'avoir donné l'occasion de relire ce texte dont je n'avais jusqu'à présent pas parlé. 

L'auteur :
Né à Kassa en 1900 (aujourd'hui en Kosice en Slovaquie) et issu d'une grande famille de la bourgeoisie d'origine allemande, Sandor Marai fut d'abord journaliste à Budapest, en Allemagne puis à Paris. Antinazi et anti-bolchévique convaincu, il choisit l'exil lors de l'arrivée des soviétiques à Budapest. Il séjourne successivement en Italie, en France puis finalement en Californie où il se donnera la mort en 1989 suite aux décès successifs de sa femme et de son fils.
Interdite jusqu'en 1990 en Hongrie, son oeuvre est désormais redécouverte dans son pays mais partout en Europe. C'est grâce à Ibolya Virag (longtemps éditrice et directrice de collection chez Albin Michel) si nous disposons désormais d'un grand nombre de ses romans toujours publiés par Albin Michel et le Livre de Poche. Des Révoltés aux Etrangers, il y a une quinzaine de livres traduits en français parus chez les éditeurs cités auparavant dont un certain nombre de coups de coeur à venir...

Et plus si affinités :

lundi 4 avril 2016

C'est lundi, que lisez-vous ? [52]



C'est lundi, que lisez-vous ?

A l'origine, il s'agit d'un rendez-vous hebdomadaire inspiré par les It's Monday, what are yoou reading ? by One Person's Journey Through a Wolrld of Books et repris par Mallou puis Galleane.  J'ai testé plusieurs formules, j'en ai fait un rendez-vous hebdomadaire avant d'en faire une chronique mensuelle. Comme dans les précédentes versions, il s'agira établir un échange autour de nos lectures passées, en cours et à venir.
Attention : même si les commentaires d'encouragements me touchent, je leur préfère les véritables échanges sur nos lectures respectives. C'est pourquoi -dans la mesure du possible- je demande à celles et ceux qui laissent un message de parler soit de leurs lectures soit des miennes voire des deux. Merci d'avance !


Au cours des 3 dernières semaines, j'ai lu:
Rachel Cusk, Disent-ils (éds de l'Olivier)
puis pour une lecture commune sur László Krasznahorkai :

Thésée universel de Làszlo Krasznahorkai (éds Vagabonde)


Actuellement, je lis :
Pour une lecture commune sur Sandor Marai :


Un chien de caractère de Sàndor Màrai (éds Livre de Poche)


Les livres qui attendent patiemment dans ma PAL :
Vladimir Vertlib, L'étrange mémoire de Rosa Masur (éds Métailié)
Julia Székely, Seul l'assassin est innocent (éds Phébus)
Silène Egdar, Les Lettres Volées (éds Castelmore)
Maja Haderlap, L'Ange de l'oubli (éds Métailié)


Simultanément à ces lectures, j'ai préparé des chroniques sur les titres suivants : Le grand n'importe quoi de J.M. Erre (éds Buchet-Chastel), Question de géométrie de Léa Artémise (éds Liana Levi) et Avant les singes de Sibylle Grimbert (éds Anne Carrière). Mais surtout j'ai mis en place deux jeux: 

  1. Pendant le mois de mars (voire un peu plus), je vous invite à partager en commentaire sur cette page à la suite de ce billet ou sur la page Facebook du blog (afin que je puisse y accéder) les titres de trois de vos romans préférés accompagnés d'un bref argumentaire. Ainsi cela me permettra non seulement de connaître vos goûts littéraires, faire des découvertes mais aussi de me lancer un défi. Car à la fin du mois, je désignerai le titre du roman parmi ceux proposés que je m'engage à lire et à commenter dans les 2 mois qui suivent la fin de ce "sondage" (je me laisse un peu de marge, une accumulation de PAL* est si vite arrivée). Cette participation ne donnera lieu à aucune dotation.
  2. Enfin, entre le 05/03/2016 et le 05/04/2016, je vous propose un jeu avec tirage au sort et dotation "Trois ans, ça se fête en jouant". Pour participer, il suffit de désigner en message privé (lebruitdeslivres@gmail.com) la critique publiée sur ce blog qui vous semble la plus réussie (celle qui vous convainc/plaît le plus) ainsi que votre prénom ou pseudo et une adresse mail valide. Après la date d'expiration, un tirage au sort permettra au gagnant de recevoir un livre de son choix parmi ceux que j'ai chroniqués. Pour connaître les conditions et le déroulement de ce jeu, vous trouverez son règlement ici
Bonnes lectures et bonne chance pour les participants !

lundi 28 mars 2016

Question de géométrie


Léa Arthemise, Question de géométrie, éds Liana Levi

Mon coup de coeur :
Bonnie, Alain et Adel -les trois protagonistes de ce court roman- représentent trois destins et trois milieux socio-économiques et trois territoires topographiques différents. Ils se sont rencontrées sur les bancs du lycée avant de se retrouver plus tard emportés par une séries de mauvaises décisions et de circonstance malheureuses.
Par désoeuvrement et esprit de fanfaronnade, les garçons décident un jour de braquer une station service: ce sera le fiasco total. Alain ayant blessé le gérant, ils doivent fuir avec l'aide de Bonnie. Pendant leur cavale, Alain se fait pincer bêtement lors d'un sortie nocturne pour un mars qu'il ne peut se payer (pour 20 centimes manquants). Sans nouvelles de lui, ses deux complices trouvent refuge loin de la région parisienne, dans un village breton. Il y séjournent quelques temps ignorant les complications judiciaires vécues par leur copain.
Sept ans après ces événements, Bonnie est revenue auprès des siens et est devenue une mère de famille rangée, Alain séjourne en prison et Adel est mort. Cette mère de famille que nous voyons désormais vivre une existence bien rangée dans une banlieue résidentielle a pourtant été amie et complice (plus ou moins involontaire) de deux braqueurs gentillement branquignols qui finalement me sont davantage sympathiques que la jeune femme.
La principale force du livre est de peindre avec justesse et fugacité l'adolescence : cet âge fait d'incertitudes et de bravoures. Mais ce court roman regorge aussi de petites trouvailles: l'une d'elles c'est d'avoir circonscrit ses personnages dans des lieux topographiques particuliers (3 voix, 3 destins, 3 zones géographiques qui s'entrecroisent jusqu'à la "collision" puis la séparation nécessaire) en faisant d'une ville de banlieue un terrain de jeu et de (re)construction individuelle et sociale; quant à l'autre est d'avoir penser ces destins en terme de formes géométriques -le ton légèrement décalé pour dire l'errance géographique et morale permettant alors d'arrondir la ligne de ces destins accidentés .


En une petite centaine de pages, l'auteur entrecroise le parcours de trois amis de lycée sept ans après qu'ils aient été impliqués (officiellement ou non) dans un braquage ayant fait un blessé.
L'auteur confronte alors le présent et le passé proche des trois personnages, trois visions et souvenirs d'un même fait divers mais aussi trois espaces topographiques et socio-économiques différents.
Question de géométrie traite de manière originale cette parenthèse essentielle qu'est l'adolescence, période durant laquelle chacun des personnages est a la recherche de repères et de limites à franchir. Avec ce court récit, l'auteur évite les écueils du genre pour nous proposer un roman d'apprentissage polyphonique où les voix s'enrichissent mutuellement et dans lequel chacun des parcours est non seulement ancré géographiquement mais est aussi pensé et représenté géométriquement ... Rarement la banlieue (et les formes géométriques qu'elle peut prendre) a été aussi judicieusement, subtilement et originalement traitée en littérature. Au-delà du sujet classique du roman d'apprentissage, Question de géométrie se distingue par son ton et ses trouvailles littéraires. Léa Arthemise est une romancière pleine de promesses !


L'auteur :
Léa Arthemise est née en 1987 en banlieue parisienne. Elle a conçu ce roman d'abord dans une version anglaise dans le cadre du Festival America avent de le réécrire et le publier en français. Il s'agit de son deuxième roman après La Flémingyte aigüe (éds Kyklos, 2011) et le premeir paru aux éds Liana Levi.


jeudi 10 mars 2016

Thésée Universel

Làszlo Krasznahorkai , Thésée universel, éds Vagabonde

Mon coup de coeur :
Un homme, un auditoire, un lieu indéfini, trois conférences sur trois thématiques différentes.
De cet orateur nous ignorons beaucoup de choses: son identité, sa profession, son âge. Cependant, le fait que toutes ses prises de parole suivent un schéma narratif identique dévoile des aspects immuables de sa personnalité : son caractère méthodique, sa persévérance, sa perspicacité et son intelligence. Chacun de ses monologues commence par une convocation, suivie alors par un relatif étonnement (un certaine résistance) de la part de l'orateur qui poursuit pourtant en développant un discours minutieux qui s'appuie sur du vécu. Et même si chaque conférence est initiée par "l'institution" -un auditoire dont on ignore précisément qui la compose, chacune d'elle permet à son auteur de développer une réflexion métaphysique libre et assumée à travers trois problématiques universelles : la tristesse, la révolte et la possession (le premier discours faisant directement référence à un épisode de Mélancolie de la résistance). Non seulement ces discours font écho à une situation tangible mais ils évoquent ce qui se passe ailleurs, à l'extérieur de ce lieu dont on ignore quasiment tout. 
Tel Thésée, notre conférencier se sacrifie pour sortir l'humanité de son labyrinthe (la peur, la bêtise, la vulgarité, l'individualisme, le matérialisme, la soumission, l'aveuglement...) porté à la fois par "la douceur mortelle de la tristesse et l'envie irrésistible de [se] révolter" même si cela semble finalement vain. Car s'il est libre de ses propos, notre personnage ne l'est pas de ses agissements. Rapidement nous comprenons qu'il est contraint d'intervenir et qu'après chacune de ses prises de parole sa liberté se réduit comme peau de chagrin. La corrélation entre sa liberté de ton et de propos et la contrainte physique qui menace cet homme se fait de plus en plus pesante au fil des pages. L'ensemble constitue ainsi une réflexion sur la condition humaine mais encore sur la littérature et le statut des romanciers, notamment dans un pays où la parole a longtemps été "surveillée" comme l'est celle de notre protagoniste.

Thésée universel n'est pas le roman le plus célèbre ni le plus "littéraire" de Krasznahorkai. Il s'agit d'un court récit mi-philosophique mi-romanesque dans laquelle son lectorat retrouve son univers de révolte sourde et de désenchantement (voire de nihilisme). S'il peut se lire indépendamment de ses autres grands romans métaphysiques (Mélancolie de la résistance et Tango de Satan), Thésée universel se révèle être un parfait contrepoint à ces derniers, une lecture complémentaire qui prolonge et enrichit leurs propos. Certes je n'ai pas retrouvé le langage labyrinthique et riche qui caractérise son écriture ni le côté hypnotique et dense de sa narration, mais ce petit roman possède ce qui fait l'essence de l'oeuvre de Krasznahorkai : un juste mélange entre désenchantement et révolte et une capacité à impliquer directement le lecteur, à le questionner et à le déstabiliser. "[...] vous avez été en réalité déçus par vous-m^mes en ne découvrant pas la clé de l'univers, mais cependant il vous reste l'univers; moi, en revanche, j'ai été déçu par l'intelligence humaine en découvrant sa clé dans la prostitution ordinaire et, n'ayant rien trouvé d'autre, il ne m'est rien resté."