lundi 29 février 2016

L'ombre de nos nuits

Gaëlle Josse, L'ombre de nos nuits, éds Noir sur Blanc

Mon coup de coeur :
"Aujourd’hui, je sais ce que je veux peindre. Peindre le silence, le temps arrêté, l’appel d’une voix dans la nuit, la lueur qui nous guide."
A Lunéville au début de l'année 1639, Georges de La Tour entreprend de peindre et de livrer au roi de France un "Saint Sébastien". Sa version sera sobre, fait de clair-obscur et bénéficiera d'un cadrage serré à la manière des peintures du Caravage qu'il admire tant. Sa fille Claude servira de modèle à Irène -"la femme qui a soigné et guéri saint Sébastien transpercé de flèches"- elle dont le visage est à même d'exprimer la compassion et la bonté; sa femme Diane donnera ses traits à la servante quant au Saint Sébastien il aura le visage de Jérôme, le fils aîné des voisins. De la préparation de la toile à la conception de la copie, le lecteur assiste aux grandes étapes de la création du tableau tantôt par l'intermédiaire du maître en personne tantôt grâce à l'implication de son talentueux apprenti Laurent.
375 ans plus tard à Rouen, une femme plonge corps et âme dans ce tableau tout en essayant de se remettre d'une histoire d'amour passée dont les séquelles demeurent telles la flèche plantée dans le corps du saint martyr.
En moins de 200 pages, Gaëlle Josse entremêle deux récits et fait jaillir des liens invisibles entre deux époques éclairées par la même lumière tamisée et portées par les mêmes enjeux. Chaque personnage ayant finalement son double dans l'autre époque, les deux récits se répondent et s'enrichissent mutuellement. Les doutes et fragilités des personnages de 1639 (que le peintre a su si bien rendre perceptibles) sont celle de notre amoureuse déçue et de son amant. Ils partagent tous le même aveuglement amoureux mais aussi cette volonté de s'en sortir avec dignité. Les sentiments se nouent et se révèlent à travers la peinture: celle que l'on exécute, celle dans laquelle l'on plonge. Le tableau devient au fil des pages l'unique source de lumière qui éclaire la vie de Georges de la Tour, le destin de Laurent et la vie sentimentale de la jeune femme. L'auteur saisit avec justesse et douceur la violence des sentiments qui agite les trois personnages.
"Tout ce que les hommes ont inventé, tout ce qu’on nomme civilisation ou culture, ne sert qu’à tenir en laisse notre part sauvage, notre fulgurante envie, par moments, de dépecer l’autre et de dévorer son cœur encore palpitant. Je l’ai compris avec toi."

Ce roman polyphonique -fait de clair-obscur- dévoile ce qu'il y a de plus intime et précieux chez les personnages. Ici pas de grandes actions mais une histoire à hauteur d'homme faite de sentiments, de questionnements et d'espoirs. Quelques soient les époques et les circonstances, le lecteur reste en toute intimité avec les protagonistes. Gaëlle Josse réussit parfaitement à sonder leur âme avec l'élégance et la délicatesse dont elle avait déjà fait  preuve dans Le dernier gardien d'Ellis Island. Point de fioriture ni d'emballement intempestive, sa narration (telle la peinture de Georges de La Tour ou du Caravage) est minimaliste, tout en jeu de miroirs, somptueusement cadrée et éclairée. A chaque page la magie opère et nos sens sont sans cesse sollicités. Avec L'ombre de nos nuits, l'auteur nous offre tout à la fois un roman historique et sentimental qui m'a aussi bien transportée au 17ème siècle qu'au 21ème. Son style subtil ainsi que la musicalité du récit ont su encore une fois me convaincre et me toucher. Cette lecture me donne grandement envie de plonger dans les romans de Gaëlle Josse que je n'ai pas encore lus.


L'auteur :
Née en septembre 1960, Gaëlle Josse est une romancière française. Après des études de droit, de journalisme et de psychologie, elle travaille à Paris comme rédactrice dans un magazine et anime des ateliers d'écriture.
Passionnée de musique, elle anime également des rencontres autour de l'écoute d'œuvres musicales.
Sont parus aux éds Autement: Les heures silencieuses (2011), Nos vies désaccordées (2012) et Noces de neige (2013). Le dernier gardien d'Ellis Island est paru lors de la rentrée littéraire 2014 au éds Noir sur Blanc. L'ombre de nos nuits est son cinquième romans et le deuxième publié dans la collection Notabilia (éds Noir sur Blanc).
Tous ont connu un très bon accueil et ont permis à leur auteur de recevoir de nombreux prix.

Plus si affinités :
Faire comme la jeune femme du roman et plonger dans le tableau de Georges de La Tour Saint Sébastien soigné par Irène :



vendredi 12 février 2016

Someone


Alice McDermott, Someone, éds La Table Ronde

Mon coup de coeur :
Someone c'est la vie de Marie qui grandit dans le Brooklyn des années 30 où la communauté irlandaise est fortement présente. On la voit petite fille, puis jeune femme et enfin grand-mère. Curieuse, bavarde, observatrice, Marie se mêle aisément à la vie de son Brooklyn. Bien que myope puis presque aveugle, elle se révèle être une guide exceptionnelle.
Nous faisons sa connaissance alors qu'elle n'est qu'une petite fille de 7 ans tendrement attachée à son père aimant mais malade, défiant une mère autoritaire et omniprésente et secrètement fière d'un grand frère silencieux, toujours plongé dans ses livres et voué à la prêtrise. Sa présence nous initie à la vie de son quartier rythmé par les parties de base-ball dans la rue, par les bavardages sur les marches d'escaliers mais aussi par les mariages et les décès de ses voisins, amis ou membres de la famille et plus tard par les répercutions de la guerre sur la vie de nombreux jeunes hommes.
Marie petite fille inconséquente va finalement devenir l'assistante attentive de M. Fagin (le croque-mort du quartier) avant de devenir la femme mariée, mère et grand-mère aimante et aimée toujours aussi attachée à son entourage qu'à son quartier bien que celui-ci change inexorablement au fil des années. A chaque page, le lecteur vit avec elle non seulement ses habitudes mais encore sa relation au temps, à l'espace et aux autres. Ce qui permet à la narratrice de donner la même importance aux événements quotidiens qu'à ceux plus bouleversants qui déterminent le cours d'une existence.
Il y beaucoup de justesse dans les descriptions tant des personnages que des lieux. J'ai aimé "assister" à ces vies pas si ordinaires que cela et qui se déroulent autant dans l'intimité d'un appartement que dans la rue. Au fil de la narration (pas toujours linéaire), j'ai retrouvé avec plaisir et curiosité les mêmes personnages (Gabe, la mère de Marie, la famille Chehab, Gerty, M. Fagin, Bill Corrigan, Walter Harnett...). Plus que le portrait "de quelqu'un" c'est la manière dont les liens -même infimes- se tissent entre les individus au fil du temps et dans un même quartier qui rend ce livre si original, délectable, et émouvant. Parmi les moments les plus savoureux me viennent en mémoire la scène des funérailles de Pegeen Chehab, celle de la leçon de cuisine dispensé par la mère de Marie mais aussi la longue promenade qu'entreprennent Gabe et soeur sous la canicule, le mariage rocambolesque d'une voisine, l'entretien d'embauche avec M. Fagin, la scène de la salle d'attente du chirurgien ophtalmologiste et enfin la rencontre avec Tom. On y retrouve ce qui fait l'essence et le charme de ce roman à savoir la concomitance du bonheur et du drame. Page après page, Alice Mc Dermott a su rendre perceptible ce que la vie porte de désillusion, d'espoir, d'ironie, de tragédie et de bienveillance

Ce qui est difficile dans cette chronique ce n'est pas tant de résumer l'intrigue que de rendre compte de la délicatesse, la richesse et la maîtrise dont fait preuve Alice McDermott. Avec Someone, elle nous offre tout à la fois un merveilleux roman d'apprentissage et un récit historique et social. Plus que le destin d'un personnage, c'est en effet le tableau d'une communauté à l'échelle d'une vie (avec ses moments de joie, de tristesse, d'ironie, d'espoir et d'amour) que peint sous nous yeux l'auteur. Il faut un grand talent, une belle finesse d'analyse et un véritable don d'observation pour donner vie à des personnages communs et des situations ordinaires et nous les rendre à la fois si proches et si universelles. 

L'auteur réussit à aborder des questions essentielles (la famille, l'amour, la mort, la religion...), sa narration envoûte, ses personnages sont captivants (voire même attachants malgré leurs défauts), le ton est juste et l'ensemble émouvant: ne passez pas à côté de ce beau roman qui a su capter naturellement et avec pudeur la beauté d'une vie ordinaire !


L'auteur :
Alice McDermott est née en 1953 à Brooklyn. Tout en étant écrivain, elle a enseigné dans différentes universités de Californie et du New Hampshire avant de s'installer à Washington avec son mari et ses enfants afin d'y enseigner les Sciences Humaines à l'Université John Hopkins.
Elle est l'auteur de six romans dont cinq sont parus aux éditions de La Table ronde (dans la collection Quai Voltaire):
Charming Billy (1999) pour lequel elle obtient le National Book Award
L’Arbre à sucettes (2003)
La Visite à Brooklyn (2006)
Ce qui demeure (2007)
Someone figure dans la deuxième sélection du Prix Fémina 2015

Et plus si affinités:
Si vous n'êtes toujours pas convaincus par la beauté de ce livre (!!!???), découvrez le beau coup de coeur de Clara sur son blog Clara et lesmots ou celui Titou sur le blog Lire et relire.


lundi 8 février 2016

C'est lundi, que lisez-vous ? [50]




C'est lundi, que lisez-vous ?

A l'origine, il s'agit d'un rendez-vous hebdomadaire inspiré par les It's Monday, what are yoou reading ? by One Person's Journey Through a Wolrld of Books et repris par Mallou puis Galleane.  J'ai testé plusieurs formules, j'en ai fait un rendez-vous hebdomadaire avant d'en faire une chronique mensuelle. Après 10 mois d'absence, je retente l'aventure aujourd'hui. Comme dans les précédentes versions, il s'agira établir un échange autour de nos lectures passées, en cours et à venir.


Au cours des 15 derniers jours j'ai lu:

Léa Artémise, Question de géométrie (éds Liana Levi)

Sibylle Grimbert, Avant les singes (éds Anne Carrière)


Je lis actuellement :

Gaëlle Josse, L'ombre de nos nuits (éds Noir sur Blanc, collection Notabilia)

Et voici le beau programme de lectures à venir :


J.M. Erre, Le grand n'importe quoi (éds Buchet-Chastel)

Giorgio Scianna, On inventera bien quelque chose (éds Liana Levi)

Erich Kästner, Vers l'abîme (éds Anne Carrière)

Vladimir Vertlib, L'étrange mémoire de Rosa Masur (éds Métailié)

Silène Egdar, Les Lettres Volées (éds Castelmore)

Rachel Cusk, Disent-ils et Jayne Anne Phillips, Tous les vivants (éds de l'Olivier)


Sans oublier la lecture d'un roman paru lors de la dernière rentrée littéraire :

Maja Haderlap, L'Ange de l'oubli (éds Métailié)

Ce programme est ambitieux (mais je ne m'impose aucun temps imparti) et je vous informerai plus régulièrement de mes avancées livresques.
Enfin, je prévois -dans le même temps- de rattraper mon retard accumulé lors de ces six derniers mois. Ainsi je rédige actuellement plusieurs chroniques, sur les deux premiers romans cités précédemment ainsi que sur des lectures plus anciennes telles que Someone d'Alice Mc Dermott (éds La table ronde), Comme Ulysse de Lise Charles (éds POL) et Victor Hugo vient de mourir de Judith Perrignon (éds L'iconoclaste).
A bientôt et en attendant n'hésitez pas à partager vos envies et impressions de lecture !