vendredi 31 mai 2013

La sauvage

éditions Métailié
Jenni Fagan, La sauvage, éd. Métailié

Mon coup de coeur :
Waouh! Quel roman incroyable. Je ne m'attendais pas à être à ce point cueillie par une intrigue a-priori sombre et à me sentir aussi proche d'un personnage animé d'une telle énergie.
La sauvage nous amène à suivre les tribulations d'Anaïs, adolescente de 15 ans rebelle, blessée et pourtant rêveuse et dont la vie n'est jalonnée que de drames. Elle traîne derrière elle un passif plus que lourd : " une cinquantaine de déménagements, trois noms différents, née dans une maison de fous d'une moins que rien que personne n'a jamais revue " une trentaine de familles d'accueil et au moins autant d'arrestations pour petites et moyennes délinquances, la mort violente de la seule mère adoptive qu'elle ait aimée (mais qu'elle a retrouvée poignardée chez elle) et surtout la jeune fille est dès le début du roman fortement soupçonnée d'avoir entraîné le coma d'une policière après l'avoir tabassée.
Persuadée d'être l'objet d'une vaste expérimentation depuis sa naissance, Anaïs est placée au Panopticon un centre pour adolescents en situation précaire dans lequel elle va rapidement sympathiser avec des adolescents tout aussi blessés et abandonnés qu'elle et qui vont constituer sa véritable famille : celle du coeur. Mais contrairement à eux, elle risque gros. Si les policiers récupèrent au cours de leur enquête une quelconque preuve de son implication dans l'état de leur collègue, elle risque un enfermement plus radical dans un centre fermé et en isolement total jusqu'à ses 18 ans.
Retrouvée le jour de l'agression à moitié consciente et la jupe couverte de sang, Anaïs ne se souvient guère de ce qui s'est passé, seuls quelques bribes de souvenirs resurgissent de temps à autre. Toutefois elle se sait innocente et ne cesse de le clamer. Mais qui peut croire cette jeune fille tourmentée ? Peut-être Angus ce jeune éducateur social qui semble vraiment l'apprécier ?
Bien qu'il y ait beaucoup de rage en elle, Anaïs est loin du cliché de l'adolescente délinquante et droguée auquel on peut s'attendre. Son imagination fertile et son sens de la débrouille la rendent infiniment attachante et la sauvent de son quotidien sordide tout comme son intelligence, son culot et surtout sa sensibilité. Et son parlé quoique fleuri et irrévérencieux n'en est pas pour autant vulgaire. Comme la plupart des autres personnages d'adolescents dépeints dans ce récit, son apparente arrogance et sa sauvagerie dissimulent une sensibilité à fleur de peau. Tout dans la narration contribue à faire d'elle un personnage fort attachant -que l'on aimerait mieux protéger- et une jeune fille mystérieuse -que l'on aimerait davantage connaître. Anaïs peut être tour à tour douce et sensible, bagarreuse et hargneuse, paranoïaque ou rêveuse... L'auteur a su révéler les aspects les plus ambigus mais aussi les plus lumineux de cette jeune paumée. Tout comme il a su transcrire la démission des adultes plus préoccupés par eux-mêmes que soucieux de venir en aide à des jeunes en perdition.


La sauvage est un roman formidablement captivant dans lequel son auteur raconte le quotidien d'adolescents abandonnés par tous et surtout par une justice expéditive et des adultes indifférents voire condamnables. Non seulement ils ont une responsabilité certaine dans leur parcours de délinquants juvéniles mais encore ils les condamnent ensuite un peu trop systématiquement au lieu de leur venir en aide. Pour s'en rendre compte il suffit de noter le comportement d'Helen -l'assistante sociale d'Anaïs- plus préoccupée par son séjour en Inde, son avenir professionnel et son bien-être personnel qu'aux risques encourus par la jeune fille si elle est reconnue coupable. Cependant La sauvage n'élude pas pour autant les petits moments de bonheur et d'insouciance dont peuvent jouir ces jeunes à la vie désaxée et leurs petits arrangement pour rendre leur quotidien plus agréable. Ni sordide ni rempli de pathos, ce récit fait judicieusement alterner les moments de cruauté aux instants de joie et témoigne avec subtilité des peines et des espoirs qui nourrissent ces adolescents laissés sans repère ni affection. En fait, ce roman est comme les personnages qu'il décrit : plein de vie.

L'auteur a composé à la fois un récit grave et sensible -qui enchante bien plus qu'il n'attriste- et l'admirable portrait d'une jeune fille cabossée par la vie et qui pourtant déborde de ressources et fait preuve d'une énergie incroyablement positive.

J'ai été bluffée par ce roman et par Anaïs son personnage principal qui n'ont pas cessé de me surprendre agréablement.


L'auteur :
Jenni Fagan est diplômée de l'université de Greenwich. Elle vit à Edimbourg et travaille actuellement comme écrivain en résidence dans les hôpitaux et les prisons. Elle a auparavant publié de la poésie mais La Sauvage est son premier roman.

Et plus si affinités :
Pour avoir lu Surveiller et punir de Michel Foucault lorsque j'ai débuté en librairie, j'ai d'emblée eu envie de faire du Panopticon le sujet de cette rubrique.
Ce terme désigne un type particulier d'aménagement carcéral (comme les prisons, les asiles ou les hôpitaux) élaboré par le philosophe Jeremy Bentham en 1787. Lorsqu'il imagine ce principe, ce dernier mène alors une réflexion plus générale sur l'enfermement. Pour étayer sa thèse il s'inspire de plans d'usines mis au point précédemment pour une observation et une coordination efficace des ouvriers. Selon lui le panopticon permet non seulement une meilleure surveillance mais aussi un gain financier non négligeable. Cette conception architecturale moderne permet de voir sans être vu et de soumettre tous les "occupants" à une observation et un jugement continus. Les surveillants ne pouvant être vus, ils n'ont donc pas besoin d'être constamment à leur poste et peuvent laisser la surveillance aux surveillés.
Pour ce faire ce dispositif implique qu'à partir d'un bâtiment central -autour duquel sont disposées des chambres (ou des cellules) ouvertes et exposées au regard de tous- des surveillants surplombent l'ensemble architectural et voient chacun des individus sans être vus en retour. Les corps des occupants se détachent alors à contre-jour sur les fenêtres extérieures grâce à d'autres fenêtres donnant sur une cour intérieure.

mise en ligne par wikipédia
Image de la prison de Kilmainham Gaol (Irlande) et de sa cour intérieure victorienne (source : fr.wikipedia.org)

En 1975 le philosophe français Michel Foucault reprend l'idée de Bentham dans son essai Surveiller et punir (Gallimard 1975). Pour lui le panopticon constitue un tournant important dans l'histoire carcérale. Avec son apparition la prison acquiert une visée "normalisatrice" : elle a maintenant pour fonction de favoriser le redressement moral des prisonniers, chacun apprenant à devenir son propre censeur. Il ne s'agit plus seulement d'observer des individus mais de les impliquer dans ce processus de surveillance généralisée. De fait cette prison moderne devient aussi une entreprise de culpabilisation.
Si le titre original de ce roman est The Panopticon c'est que sans en être véritablement le sujet ce modèle de prison en est un des éléments essentiels : "Ce bâtiment est une grande courbe, en forme de c, et le long de la courbe au dernier étage il y a six portes noires fermées à clé (...). En plein milieu du grand c, aussi haute que le dernier étage, il y a la tour de surveillance. Je lève les yeux. Il y a une fenêtre panoramique qui fait tout le tour au sommet et si on voit rien à travers la vitre, lui peut voir l'intérieur de chaque chambre, chaque étage, chaque salles de bains. Partout. Cet endroit sent l'expérience à plein nez (...). Les fenêtres de la tour de surveillance reflètent le soleil, les gros yeux d'insectes m'observent, et il est complètement évident que cette tour a même pas besoin qu'il y ait du personnel à l'intérieur, elle surveille - toute seule." C'est à partir de cet élément architectural qu'Anaïs reste en contact avec les autres adolescents et qu'elle nourrit sa paranoïa persuadée d'être la principale victime d'une expérimentation à grande échelle.

image mise en ligne par flickr.com
Image de la prison d'Arnhem (source : flickr.com)

mardi 28 mai 2013

In My Mailbox (1)

photo prise par moi même lors de mon premier grand séjour à Budapest
Créé par Kristi sur son blog littéraire "The story siren" et repris en France par le blog "Lireoumourir" cette page permet à chacun des participants (blogueurs ou lecteurs) de faire connaître les livres qu'il a reçu durant la semaine dans sa boîte aux lettres. Ce peut être des livres reçus, achetés ou empruntés. J'aime cette initiative, c'est pourquoi j'ai décidé d'y participer et de communiquer une fois par semaine (dans la mesure du possible ce sera le vendredi) les livres qui viennent remplir mes étagères. 

Voici donc ma première contribution à cette animation (exceptionnellement rédigée un mardi très tard dans la soirée).
Cette semaine encore j'ai donc acquis de quoi faire davantage écrouler ma bibliothèque.
J'ai acheté :
Des Sabbataires à Barbe-Bleue de Lajos Nyéki aux éditions Asiathèque
Troie d'Yvan Pommaux à L'Ecole des loisirs
J'ai reçu :
Le temps, le temps de Martin Suter chez Christian Bourgois.
La lettre à Helga de Bergsveinn Birgisson chez Zulma.
L'Affaire Eszter Solymosi de Gyula Krudy chez Albin Michel
Chien Pourri de Colas Gutman et Marc Boutavant à l'école des loisirs
J'en profite pour remercier les éditeurs et leurs équipes de m'avoir si gentiment et rapidement fait parvenir ces livres.
J'espère vous faire rapidement un contre-rendu de ces futurs coups de coeur (?) que vous avez d'ailleurs peut-être lus.
En attendant je suis curieuse de savoir quels livres vous venez d'acheter, de recevoir ou d'emprunter. N'hésiter donc pas à me laisser des commentaires.
Merci d'avance.
Lili M






lundi 27 mai 2013

Un petit homme de dos

Richard Morgiève, Un petit homme de dos, éd. Joëlle Losfeld

Mon coup de coeur :
30 ans après la mort de son père, un fils se souvient de lui. Il se rappelle de cet homme beau parleur, charismatique, escroc mais si tendre avec sa femme et ses enfants. Le portrait qu'il esquisse sous nos yeux n'élude aucune des nombreuses facettes de ce père tellement aimé et pourtant pas franchement fréquentable.
" Il nous a toujours dit qu'il a débarqué au Havre en 1938 et qu'il venait de Liverpool, via Brême et Varsovie. D'après lui il était interprète et n'avait d'autre ambition que celle de vivre tranquillement. (...). Toutefois ce sage philosophe, ce Candide n'est pas le personnage que nous avons connu, le bandit merveilleux qui m'a donné la vie. Tout le problème est là."
En 1942, venu de nulle part, un petit homme d'1m68 débarque dans une petite ville ardéchoise. Il se nomme Stéphane Eugerwicz. Lors du bal annuel, il rencontre la sensible et romantique Andrée. Faite pour aimer et être aimée, cette femme -déjà mère d'un petit garçon prénommé Simon- se désespérait de ne pas avoir encore refait sa vie. Avec lui, ce sera le coup de foudre réciproque. Il sera le passeport pour une vie hors du commun.
Ce petit juif polonais va irrémédiablement bouleverser sa vie et celle des personnes qui l'ont approché. Jusqu'à la mort d'Andrée, le couple va s'aimer d'un amour fou, d'une passion qui enivre et emporte tout sur son passage. Elle lui pardonnera tout -même ses infidélités et ses cachotteries- ne souhaitant qu'une seule chose: lui plaire à tout prix.
Excessif, truqueur, débrouillard, Stéphane mène la grande vie mais une vie en marge de la bonne société. Beau parleur et ambitieux, il a pris l'habitude de vivre confortablement. D'abord ce sera durant l'occupation en profitant du marché noir, puis après la Libération il s'installera (grâce à son sens aigu du commerce) comme gérant d'une épicerie fine puis d'une confiserie. L'envoûtant trafiquant devient alors un commerçant sans scrupule. Et pourtant, tous continuent à lui vouer une admiration sans borne notamment ces "traîne-savates" qu'il recrute si facilement. Pourtant le destin va brutalement s'acharner sur lui. Trahi par un soit-disant ami, il perd son commerce et l'opulence qui l'accompagne. Plus grave, Andrée meurt des suites d'un cancer. Vivre sans cette femme tant aimée lui est impossible. Stéphane va finalement se résoudre au suicide.
Au fil des pages, Richard Morgiève révèle que l'on peut être malheureux d'avoir été trop aimé par son père et ne jamais s'en remettre. "Pendant des années, chaque fois que je voyais dans la rue un petit homme avec son imperméable et un parapluie, je pressais le pas quand j'arrivais à sa hauteur je tournais la tête, mais ce n'était pas lui." Ce roman est non seulement une tentative pour lever le mystère qui entoure ce personnage si mystérieux et passionnant mais aussi l'occasion de se retrouver une dernière fois auprès de lui, de ressusciter cet homme dont l'absence n'a jamais pu être comblée.

Un petit homme vu de dos c'est le portrait d'un réfugié polonais arrogant et plein de ressources, un homme à la personnalité surprenante et à l'honnêteté toujours chancelante mais aux ressources inépuisables et qui peut se montrer tout à la fois égoïste, hâbleur, culotté, magouilleur mais aussi attachant et charmeur. C'est aussi le portrait d'un mari qui est mort de ne pas avoir pu survivre à sa femme. Mais ce roman parle non seulement du  manque ressenti par un fils qui a aimé ce père hors norme (au point de ne jamais pouvoir faire son deuil) mais aussi d'exil, d'amour, d'amitié et de trahison

Tout dans le livre témoigne de l'admiration et de la tendresse que l'auteur éprouve encore pour cet homme trop brutalement disparu. Rarement un hommage d'un fils à son père ne m'aura autant chamboulée et passionnée. Ce livre est un uppercut, un roman vibrant d'humanité et d'amour.  Il est devenu un indispensable dans ma bibliothèque personnelle.


L'auteur :
Scénariste, acteur et romancier né à Paris en 1950, Richard Morgiève a beaucoup bourlingué avant de se lancer dans l'écriture. Il auto-édite son premier roman Allez les verts en 1980. Une première fois édité en 1988 Un petit homme de dos est réédité par Joëlle Losfeld en 2006. Ce livre marque un tournant dans la carrière de l'écrivain qui délaisse alors le polar pour des romans intimistes qui témoignent de son enfance chaotique : très tôt orphelin, il perd sa mère à 7 ans et son père se suicide alors qu'il n'en a que 13.

vendredi 24 mai 2013

L'homme qui savait la langue des serpents

éditions Attila
Andrus Kivirähk, L'homme qui savait la langue des serpents, éd. Le Tripode 

Mon coup de coeur :
Voici un roman qui tient admirablement les promesses que laisse entendre une si belle couverture au titre enchanteur.
Dans un moyen-âge fantasmé, Leemet -dernier représentant du peuple de la forêt- se rappelle les événements qui ont marqué sa vie. De ses souvenirs surgissent des situations incroyables et des personnages sortis tout droit des contes pour enfants. Ainsi fait on la connaissance de son oncle spécialiste "es" langue des serpents, d'un homme en perpétuelle transmutation à la fois humain et lichens, d'un grand-père cul-de-jatte qui tue ses ennemis et ébouillante leurs os afin d'en faire un deltaplane, d'Ülgas un vieux sorcier intolérant, buté et maléfique, de Johannes un villageois qui l'est tout autant, de sa fille qui s'amourache des loups-garous, d'ours espiègles et charmeurs plus proches d'oursons en peluche que de dangereux plantigrades et dont l'un deviendra son beau-frère, d'une merveilleuse salamandre guerrière qui fut jadis le dernier rempart contre l'invasion germanique et finalement contre l'uniformisation de nos sociétés, d'anthropopithèques apprivoisant un pou géant, d'un gigantesque poisson prêt à retourner dans les profondeurs de la mer afin de profiter d'un sommeil bien mérité... Les raisons de s'étonner et de s'émerveiller au cours de cette lecture ne manquent donc pas. Mais si ce récit commence sagement il va gagner au fil des pages en rebondissements et en tension dramatique.
Bien que né au village, Leemet a grandi dans la forêt selon les valeurs défendues par ces aïeux. Cette forêt était alors un lieu de vie et de bonheur car les hommes vivaient en totale harmonie avec la nature et les animaux et parlaient une langue comprise partout et par tous : celle des serpents. Il n'était donc par rare qu'humains et serpents sympathisent. Hélas l'arrivée des germains et la modernisation forcée qu'ils vont mettre en oeuvre vont porter un coup fatal à ce mode de vie ancestral. Au fil du temps, Leemet voit la forêt se dépeupler, le village grandir, les us et coutumes se perdre. Même l'histoire de l'illustre salamandre devient progressivement une fable pour enfants. Le jeune homme vit alors cette occidentalisation comme une agression. Pourtant il admet de lui-même évoluer dans un univers passéiste et ne plus supporter le poids des traditions qui finalement l'accable. Finalement aucun des deux mondes ne trouve pleinement grâce à ses yeux. Tous les deux ont leurs contraintes et surtout leurs extrémistes (Ülgas et Tammet d'un côté, Johannes et de nombreux villageois de l'autre). La religion tout comme les superstitions sylvicoles s'avèrent souvent mortellement dangereuses. Quand elles ne tuent pas, ces deux types de croyances emprisonnent les individus et annihilent leur libre arbitre. "Il y en a qui croient aux génies et fréquentent les bois sacrés et puis d'autres qui croient en Jésus et qui vont à l'église. C'est juste une question de mode. Il n'y a rien d'utile à tirer de tous ces dieux, c'est comme des broches et des perles, c'est pour faire joli". Le narrateur n'hésite pas à décrire l'aspect artificiel de ces mondes en des termes modernes. C'est ainsi que les moines deviennent des stars et Jésus Christ une idole.
Progressivement nous assistons à la mort d'un univers merveilleux au profit d'un monde terne fondé sur la bêtise, l'exploitation et le conformisme. Un monde dans lequel avoir été la maîtresse d'une nuit d'un chevalier ou devenir un de leurs serviteurs est gratifiant : "-Tu rêves d'être valet ?(...) -Bien sûr ! Ce serait super ! Pouvoir vivre dans un château et parler avec des chevaliers qui viennent de l'étranger. Mais c'est très difficile d'y arriver : tout le monde veut devenir valet mais ils en prennent rarement parmi leurs paysans, ils préfèrent les importer : nous sommes trop nigauds et nous risquerions de leur faire honte lorsqu'ils sont en fine compagnie."
Avec le temps Leemet va finalement apprendre à accepter sa condition de dernier de sa lignée et devenir ainsi l'ultime témoin et gardien d'un monde sauvagement éradiqué.

Au-delà de son aspect folklorique et fantastique, L'homme qui savait la langue des serpents raconte l'émergence et l'uniformisation d'un monde pourtant fondé sur la bêtise et l'intolérance et qui encourage les hommes à se dominer ou à s'entre-tuer les uns les autres. Il raconte aussi le désenchantement de celui qui a assisté impuissant à l'apparition radicale de ce mode de vie. Toutefois ce récit n'est pas sans humour et certaines situations sont savoureuses car l'auteur s'amuse non seulement avec les références faites aux récits classiques et populaires mais aussi avec les personnages, les anachronismes et les registres linguistiques. Nous avons donc un récit iconoclaste, irrévérencieux dont la puissance dramatique est parfaitement maîtrisée. Un roman captivant qui emporte et intrigue. Nous avons à faire à un romancier qui nous bouscule par sa virtuosité et son culot. Il nous offre un extraordinaire livre/pamphlet qui nous interroge sur notre rapport au monde tout en nous divertissant. Les mots me manquent pour dire à quel point j'ai été éblouie par ce roman qui m'a totalement saisie.

C'est un récit merveilleux et ce dans tous les sens du terme. D'autant plus qu'il est admirablement mis en valeur par le travail fait par les deux éditeurs d'Attila.


L'auteur :
Né en 1970 à Talinn, Andrus Kivirähk est devenu un véritable phénomène littéraire grâce à ce livre. Egalement journaliste et essayiste, il est auteur de pièces de théâtre et de nouvelles. Par deux fois, il a reçu le prix Frideberg Tuglas et celui de la Fondation estonienne pour la culture.

Et plus si affinités :
Drôle de bestiole cette salamandre qui est tout à la fois ce batracien à l'apparence de lézard géant et cet animal fantasmagorique. C'est bien évidemment de celle-ci dont j'ai envie de parler. Celle que de nombreuses légendes entourent et qui a inspiré philosophes, historiens, écrivains ou hommes d'état. Cet animal -symbole de feu et de pureté- est très présente dans les bestiaires médiévaux européens dans lesquelles il est synonyme de chasteté et d'indestructibilité. Selon les grecs la salamandre pouvait non seulement survivre aux flammes mais encore les éteindre au seul contact de sa peau. Elle pouvait aussi tuer un homme avec une seule et unique goutte de son venin et lorsqu'elle tombait dans un puits ou dans n'importe quelle étendu d'eau elle les empoisonnait jusqu'à la source. Selon d'autres croyances, elle symbolise la foi qui ne peut être détruite. Quand Pline l'évoque c'est pour faire d'elle un reptile quadrupède et ailé. Pour les alchimistes elle symbolise le feu, élément essentiel à la transformation du plomb en or et François 1er a fait de cet animal son emblème accompagné de la devise suivante : " nustrico et extinguo "(" je nourris et j'éteins "). Enfin Kivirähk fait d'elle l'ultime rempart contre les envahisseurs germains et l'objet de tous les espoirs pour un peuple en train de disparaître.

les salamandres légendaires
La Salamandre blason de François 1er (image mise en ligne par jack35.files.wordpress.com)


Les ombres du yali

éditions Phébus

Suat Derwish, Les Ombres du Yali, éd. Phébus

Mon coup de coeur :
Ahmet attend fiévreusement sa femme à leur domicile. Mais ce soir Célilé (Djélilé) ne viendra pas. Au contraire, elle fera intervenir son amant afin qu'il trouve un arrangement avec ce mari et qu'il mette un terme définitif à ce mariage qui n'a pas tenu ses promesses. Pourtant un an après cet événement, cette femme va prendre la décision de quitter son ancien amant Dermitach. Entre ses deux séparations elle invite le lecteur à prendre connaissance de son enfance particulière ayant grandi dans un yali (une vaste demeure) sur les rives du Bosphore élevée par son grand-mère Tchechmiahu et une ribambelle de domestiques. " Impossible de connaître Célilé si l'on avait pas connu ce yali et les ombres qui l'avaient habités."
Célilé nous conte sa jeunesse solitaire auprès de cette vieille femme dépassée et d'adultes trop préoccupés à vaquer à leurs occupations ou à dépouiller la famille de ses nombreux biens. Pourtant bien qu'en ruine, ce palais est pour elle digne de celui des 1001 nuits car il correspond à une enfance insouciante et confortable presque hors du temps auprès d'une grand-mère bienveillante et naïve. Cependant après la splendeur vient le temps de la déchéance qui accompagne les mutations que vit cette Empire lui aussi en train de péricliter.
A la mort de son aïeul, seule et ruinée la jeune femme est obligée de quitter sa demeure et de commencer une vie à laquelle elle n'était pas préparée. Elle a rencontré Ahmet et s'est mariée avec lui espérant retrouver une vie faite d'amour et de confort. Mais au fil des années elle s'est sentie de plus et plus absente de ce couple. Après 11 ans de mariage cet homme est devenu un étranger pour elle. Issu d'un milieu modeste, son mari a fait fortune grâce à sa force de travail. Mais en contrepartie, il a fini par négliger sa femme descendante des grands vizirs et dont le grand-père était "velittin pacha, le bras droit du sultan Abd'ul Hamit II ."
De ces réminiscences faites de bonheurs mais aussi de souffrances et de nostalgie, Célilé va puiser la force de quitter les deux hommes qu'elle a pourtant aimés mais qui sont devenus avec le temps matérialistes, calculateurs et si peu attentionnés. Désormais elle sait que la vraie vie va commencer à savoir celle d'une femme indépendante capable de subvenir à ses besoins et à ceux de son enfant.

Voici un très beau récit sur la chute de l'Empire ottoman, la condition des femmes, l'enfance perdue et les amours déçus écrit par une grande figure de la littérature féministe turque. Ce livre m'a émue par sa subtilité et par sa puissance narrative. En peu de mots, l'auteur a su composer non seulement un récit intimiste poignant et riche de références historiques mais aussi de très beaux portraits de femmes.


mis en ligne par www.fredak.com
Photographie d'un yali (mise en ligne par www.fredak.com)

L'auteur :
Auteur et journaliste née en Turquie en 1905, Suat Derwish a longtemps séjourné en France. C'est pourquoi plusieurs de ses romans dont Les Ombres du Yali ont directement été écrits en français.

Et plus si affinités:
Le terme " yali " désigne une vaste demeure bâtie sur les rives du Bosphore à Istanbul et utilisée comme résidence (principale ou secondaire) par les élites et les classes les plus aisées. Ces palais permettaient d'ériger aux yeux de tous la beauté de l'architecture ottomane et la puissance de ses propriétaires. Laissés à l'abandon depuis l'effondrement de l'Empire ottoman, ces demeures aux vastes pièces restèrent longtemps ouvertes aux quatre vents. C'est ce contexte politique et économique qu'explore l'intrigue de ce roman.

image mise en ligne par www.linternaute.com
Image d'un yali en ruine (mise en ligne par www.linternaute.com)

Et toujours plus :
Le Bosphore est le détroit qui relie la Mer Noire à la Mer de Marmara. Long de 42 km, il constitue la frontière naturelle entre les continents européen et asiatique et fut durant des siècles un enjeu géostratégique capital notamment entre les empires ottoman et britannique. Il conserve de nombreux charmes avec ces fameux yalis, ses bâtiments religieux ou ses villages de pêcheurs.

http://www.istanbul-city.fr/guide-istanbul/mosquee/mosquee-ortakoy/
Photographie de la mosquée d'Ortaköy sur les rives du Bosphore (image mise en ligne par www.istanbul-city.fr)

mercredi 22 mai 2013

La Pirouette

éditions La Table Ronde
Eduardo Halfon, La pirouette, éd. La Table Ronde

Mon coup de coeur :
A l'occasion d'un festival de musique, deux jeunes guatémaltèques (Lia jeune femme délurée qui a pour particularité de dessiner ses orgasmes et Eduardo surnommé Dùdù jeune professeur passionné de jazz et plus particulièrement de Thelonious Monk) font connaissance avec un énigmatique pianiste mi serbe mi gitan appelé Milan Rakic, un homme sans attache et pourtant attachant, un homme qui n'a été accepté et reconnu ni par les serbes ni par les manouches. Après 48 heures durant lesquelles les deux jeunes hommes ont scellé durablement leur amitié, Milan repart en tournée mais décide d'envoyer régulièrement des cartes postales -sans adresse d'expédition- d'un peu partout dans le monde, selon où les concerts et les festivals l'entraînent. Sur ces cartes point de banalités ou de bavardages inutiles, pour Milan elles deviennent le support sur lesquelles il réécrit et réinvente l'histoire des tsiganes.
Cependant un jour Eduardo reçoit une missive qu'il interprète comme étant un message d'adieu. " Il y avait une fois un garçon à moitié serbe à moitié tsigane qui voulait devenir un musicien tsigane, alors il a quitté sa famille, fait une pirouette au milieu d'un bois et disparu pour toujours entre les arbres de Belgrade". Ne pouvant se résoudre à cette situation, il part aussitôt à la recherche de son ami à travers les rues de Belgrade et ses quartiers interlopes n'ayant pour seuls indices que les cartes postées par Milan.

Ce roman nous transporte pour notre plus grand bonheur du coeur de l'Amérique latine aux quartiers les plus oubliés de Belgrade. J'ai dévoré ce livre fait de délicatesse, de sensualité et pourtant si fiévreux et puissant. Ce récit est plus qu'une histoire d'amitié. C'est une odyssée tout autant qu'un voyage spirituel, un plaidoyer pour la culture gitane, une réécriture de l'histoire de ce peuple, une initiation à la musique classique (Liszt), au jazz et à la musique tsigane, une ouverture sur le monde...

Drôle, mélancolique, mystérieux, ce livre invite à l'évasion et à la tolérance. De plus il donne rageusement envie d'écouter un peu de jazz, un extrait de la Rhapsodie Hongroise de Liszt ou n'importe quel morceau rythmé et envoûtant comme peut l'être ce roman.


L'auteur :
Ecrivain guatémaltèque né en 1971, Eduardo Halfon est une des plumes le plus prometteuses d'Amérique latine. La Pirouette a reçu le fameux prix espagnol José Maria de Pereda. En 2007 il est nommé parmi les 40 meilleurs jeunes auteurs sud-américains au Hay Festival de Bogota. En 2012 Halfon reçoit la bourse Guggenheim. Il vit actuellement aux Etats-Unis. La Pirouette est son deuxième titre paru en français gageons que ce ne sera pas le dernier tant ce jeune homme est talentueux.

Et plus si affinités :
Après avoir lu ce livre vous aurez peut-être une envie furieuse d'écouter la Rhapsodie Hongroise n°2 interprétée au piano par Paolo Marzocchi ?
Personnellement bien qu'il ne soit absolument pas question de cette oeuvre musicale dans ce récit, j'ai un faible pour la Cinquième Danse Hongroise de Brahms interprétée ici par György Cziffra.

mardi 14 mai 2013

La comtesse de Ricotta

édition Liana Levi
Milena Agus, La comtesse de Ricotta, éditions Liana Levi

Mon coup de coeur :
Nous sommes en Sardaigne sous un soleil de plomb et une luminosité éclatante. C'est dans un palais en ruine que vivent désormais trois héritières d'une grande famille à la splendeur révolue. Trois soeurs au tempérament différent mais qui vivent toute les trois avec une blessure, une faille qui les rend inaptes au bonheur.
Il y a Noemie -l'aînée psychorigide- qui met un point d'honneur à gérer la demeure en espérant un jour pouvoir lui redonner l'éclat d'antan et récupérer les appartements vendus. Sérieuse et angoissée, elle vit dans un passé idéalisé. Seule sa brève idylle avec Elias (le fils de son ancienne nourrice) va embellir sa vie et mettre en joie ses proches.
Maddalina -épanouie sexuellement et follement éprise de son mari- rêve obstinément d'avoir un enfant.
La petite dernière -appelée "la comtesse de Ricotta"par sa nourrice en raison de sa légendaire maladresse et de sa fragilité excessive- vit seule avec son garçon Carlino aussi inapte que sa mère à vivre en société. Comme Noemie, elle rêve aussi de vivre le grand amour et pense l'avoir trouvé en la personne de son énigmatique voisin.
Bien qu'insatisfaite et malheureuse, chacune d'elles se bat pour rendre sa vie plus agréable. Elles y arrivent par intermittence. Mais aux moments heureux succèdent des épisodes plus sombres. Cependant même dans l'adversité, elles persistent à croire en un avenir meilleur. Ce qui les rend toutes les trois encore plus attachantes. "La vie n'est qu'un mélange de bien et de mal, tantôt c'est l'un qui gagne, tantôt c'est l'autre, et ainsi jusqu'à l'infini."
La grande force de Milena Agus est d'avoir fait de ce court roman un récit qui explore différents thèmes (l'argent, le bonheur, la fratrie) et différents registres (l'humour, la poésie, la tragédie) tout en conservant la cohérence de l'ensemble.

Avec La Comtesse de Ricotta nous avons entre nos mains une saga familiale faite d'amour et d'incompréhension, de rêves illusoires et de petits bonheurs. L'excentricité des trois soeurs tout comme leur fragilité sont admirablement rendues.

Ce n'est peut-être pas le meilleur livre de Milena Agus, mais c'est un roman qui -le temps de sa lecture- apporte du réconfort et du bien être. On y retrouve avec plaisir le soleil éclatant qui baigne la ville de lumière et de chaleur, les parfums et les odeurs de la Sardaigne qui se diffusent au fil des pages, ces trois personnages féminins attachants de par leur fragilité et leur tenacité... Tout cela contribue à faire de ce récit un livre d'ambiance dans laquelle j'ai pris plaisir à plonger. C'est pour moi le plus important.

J'ai éprouvé un vrai bonheur à lire cette fable faite de folie douce et de drame existentiel.

Ce fut une lecture savoureuse.  Je vous la conseille vivement!


L' auteur :
Romancière italienne née à Gênes en 1959, Milena Agus est issue d'une famille originaire de Sardaigne et fait de cette île le lieu de ses intrigues narratives.
Professeur d'histoire et d'italien à l'Institut technique de Caligari, elle publie en 2005 son premier roman Quand dort le requin (le  deuxième paru en France). Mais c'est avec Mal de Pierre (paru en 2006 chez Liana Levi) qu'elle se fait une place parmi les écrivains italiens contemporains. Elle remporte avec ce titre le prix Relay du roman d'évasion en 2007.


lundi 6 mai 2013

Mon anthologie sur la littérature hongroise traduite


Portée depuis plusieurs années par Imre Kertész prix nobel de littérature 2002, Magda Szabo et sa Porte prix Femina étranger en 2003 et par Sandor Màrai -l'auteur hongrois le plus traduit et le plus lu à l'étranger, la littérature hongroise commence à fédérer un lectorat. Pourtant elle ne se résume pas à ces trois écrivains, véritables figures tutélaires en ce qui concerne la littérature magyare.

Au contraire celle-ci est riche d'autres auteurs et univers dont je souhaite parler et que j'espère vous faire aimer.

Mon ambition n'est donc pas de constituer une histoire de la littérature hongroise mais de proposer un florilège de livres qui m'ont marquée voire même enchantée. Voici d'une certaine manière mon panthéon:

(NB : Presque tous les titres évoqués ci-dessous ont fait l'objet d'un article dans lequel j'ai développé les raisons pour lesquelles ils m'avaient tant plu ou intriguée. Vous ne trouverez dans ce "panorama" qu'un bref résumé de ces coups de coeur. Cependant je laisse systématiquement le lien vers ces derniers derrière l'intitulé "si affinités". Il vous suffira de cliquer sur celui-ci pour y avoir accès.)


Les classiques:
Les Braises de Sandor Màrai : Avec ce roman, qui a révélé Sàndor Màrai en France, l'auteur nous offre un somptueux huis-clos sur le temps qui passe et qui met un terme aux amitiés d'autrefois et aux illusions qui nous ont tant aidés des années durant.
Quelque part dans une ville de province hongroise, Henri -Général à la retraite- attend la venue de Conrad son ami d'enfance qu'il n'a pas revu depuis une quarantaine d'années. Tandis que le premier échafaudait une vengeance, le second essayait de reconstruire sa vie ailleurs. En tout point opposé, les deux hommes avaient longtemps cru vivre une amitié indestructible jusqu'à ce qu'ils tombent malheureusement amoureux de la même femme. Elle épousera Henri mais semble avoir eu une relation avec Conrad. Le Général aimerait enfin en avoir la certitude...
Au cours de la lecture, nous découvrons qu'aucune réconciliation n'est possible. Ce dîner est un rendez-vous d'adieu. 
Ce que j'aime chez Sandor Màrai, c'est son talent pour révéler les troubles qui rongent intérieurement les personnages grâce à de très beaux monologues intérieurs, à  une atmosphère et un décor qui soulignent leur évolution ou leur personnalité.
Plus de Braises, si affinités


La Porte de Magda Szabo : Ce sublime roman peint sous nos yeux le face à face entre deux femmes qui n'auraient pas dû se côtoyer. Deux femmes que tout oppose et qui pourtant vont apprendre à se connaître, à s'amadouer et même à devenir amies. Emerence est la figure principale du récit, celle qui a inspiré Madga Szabo. Mais avant d'être cela, elle a longtemps été la femme de ménage voire la confidente dont l'attitude agressive laissait perplexe ses employeurs qui pourtant ne pouvaient se passer d'elle.
Au fil des pages,  Szabo révèle le passé d'Emerence afin d'y trouver des épisodes pouvant justifier un tel comportement. Plus qu'un portrait voir un hommage, l'auteur compose -devant nous et pour nous- une sublime hagiographie. Car sous ses airs de femme brusque et caractérielle Emerence est une personne sensible et altruiste que j'ai personnellement aimé rencontrer. J'ai dévoré ce roman tant ses personnages et l'intrigue sont passionnants. C'est d'ailleurs avec ce livre en partie autobiographique que Magda Szabo a connu un succès international. Elle a reçu pour ce titre le prix Betz Corporation aux Etats-Unis (1992) et le prix Femina étranger (2003). L'écriture classique et le rythme envoûtant de ce double portrait a assis la notoriété de cette femme de lettres.
Entrouvrir plus grand La Porte, si affinités

Pour tous:
Le Cerf-volant d'or et Alouette de Dezsö Kosztolànyi.
Le Cerf-volant d'or raconte la vie de lycéens et de leurs aînés dans une ville de province. Leur incapacité à se comprendre. L'auteur y narre les petites méchancetés et les grands rêves qui rythment leurs vies. Un très beau récit sur les désillusions et la perte des valeurs inculquées par quelques adultes esseulés. A travers le portrait du mesuré et brillant professeur Antal Novak, le narrateur témoigne de ces drames qui se jouent dans l'indifférence la plus totale.

Alouette de Dezsö Kosztolànyi : 

Comme le précédent, ce récit nous entraîne dans le quotidien d'une petite ville de province dont les habitants sont tout à la fois émouvants et ridicules surtout son intelligentsia et ses personnages excentriques qui rôdent autour de quelques endroits symboliques comme la petite place municipale, le grand restaurant et le théâtre. 

Parmi eux, nous rencontrons Alouette une vieille fille de 35 ans vivant chez ses parents qu'elle tyrannise avec ses caprices et sa vie bien réglée. Mais nous découvrons surtout la vie monotone de ces fameux parents qui vivent auprès de leur fille une vie sans ambitions ni volonté. Heureusement la jeune femme doit séjourner à la campagne et ce couple va réapprendre à vivre sans elle et essayer de retrouver une vie sociale. Dès lors, leurs différentes tentatives pour se sociabiliser vont s'avérer jubilatoires. 

Kozstolànyi a remarquablement su rendre l'aspect rituel de la vie des ces trois personnages. En peu de mots, il a réussi à retranscrire leurs vies sans envergure.
Comme chez Maupassant ou même Balzac point de sensationnel ici seulement un regard perspicace et des mots minutieusement choisis (et traduits). Chaque détail est savoureux et significatif. Et bien que drôle et moqueur l'auteur donne à ce récit une portée existentielle. 
Alouette, gentille alouette, si affinités

Fille de pierres de Cécile de Tormay:
Jella vit seule avec sa mère dans les montagnes du Karst à la frontière entre la Dalmatie et l'actuelle Croatie. Leur vie est rude et misérable. D'une incroyable beauté, elles sont jalousées par les villageoises, méprisées par le curé et maltraitées par les hommes. A la mort de cette mère qui avait fait tourner tant de têtes, Jella -menacée par les autres habitants- doit s'enfuir précipitamment à travers la vallée, la plaine et la forêt. En s'éloignant de son pays elle rencontre Pierre -un garde forestier plus âgé- et est recueillie par lui. Elle finit par l'épouser. Toujours aussi libre et aventureuse, Jella passe ses journées en forêt afin de tuer son ennui. Mais un jour elle rencontre André Retz le nouveau garde forestier et en tombe éperdument amoureuse. Elle se découvre alors jalouse et manipulatrice. L'issue ne peut qu'être  terrible...
Voici un récit surprenant et sensuel dans lequel l'auteur réussit à donner vie aux éléments inanimés de la nature, à rendre celle-ci si vivante et si présente qu'on arrive parfaitement à la visualiser et à la (res)sentir. Tout en respectant la complexité des personnages. J'ai été enchantée par la manière dont l'auteur à su rentre la beauté sauvage de Jella et de la nature.
Née à Budapest en 1878, Cécile de Tormay obtient le Grand Prix de l'Académie hongroise en 1914 pour son roman La Vieille Maison. Opposée au régime de Béla Kun, elle se retire dans les montagnes de la Matrà où elle décède en 1933.

Pour les amateurs de curiosités:
Ibolya ViragLa Légende de Pendragon d'Antal Szerb :
Voici un livre déroutant qui nous entraîne dans un univers de conspirations et de faux-semblants. La légende de Pendragon est un récit rythmé par de nombreuses intrigues toutes agréablement rocambolesques voire invraisemblables, mais c'est aussi un roman qui témoigne de l'érudition de son auteur tout comme de son goût pour la plaisanterie.
Hommage à la littérature gothique, ce récit déroule et détourne les poncifs du genre. Il y a Janos un charmant jeune homme cultivé et bibliophile expatrié à Londres qui se trouve soudainement embarqué dans une histoire hallucinante et parfois presque surnaturelle, un comte excentrique et mystérieux retiré dans un château perdu au Nord du Pays de Galles, une belle demoiselle, des complots, des traites, des espions, des monstres marins et des références à des manuscrits ésotériques...
Je me suis bien amusée en lisant ce livre (alors édité par Ibolya Viràg puis repris par Viviane Hamy) et je ne suis pas restée insensible à son charme désuet et à ses rocambolesques péripéties. Réjouissant !

Voyage au bout des 16 mètres de Péter Esterhàzy : 
Héritier d'une très grande famille de l'aristocratie hongroise (dont les collections d'art sont mondialement connues et ont été exposées à la Pinacothèque de Paris en 2011), Péter Esterhazy s'est depuis longtemps fait un prénom en tant qu'écrivain. 
Contacté par un journal pour rédiger des articles sur le Mondial de 2006, l'auteur part sur les traces de son passé, celui d'un passionné de foot. Mais ses souvenirs  vont l'entraîner à se rappeler de l'histoire tumultueuse de son pays.
En faisant de ce livre un témoignage libre de toutes contraintes formelles où se côtoient ses propres souvenirs, ceux de sa famille, les exploits de la grande équipe de Hongrie, le foot allemand et ses supporters, Ferenc Puskàs, Florian Albert (ballon d'or 1967), Thomas Mann, Albert Camus (lui aussi grand amateur de foot comme en témoigne Le premier homme, éd.Galimmard), la mentalité allemande, l'Histoire et l'anecdotique (comme développer des définitions piochées dans un dictionnaire), Esterhàzy nous offre un récit iconoclaste, passionnant, brillant et jubilatoire ! Un des plus remarquables livres écrits sur l'histoire hongroise et surtout sur le football et à travers lequel l'auteur retranscrit et communique sa ferveur, ses connaissances et son sens de la réparti.
Voici un livre difficile à résumer tant il est riche et déborde de générosité. Je peux seulement le recommander aux passionnés de foot, d'histoire ou aux amateurs de curiosités littéraires.
A l'image du footballeur qu'il fut, nous le voyons déborder, feindre, virevolter et prendre son lectorat à contre-pied avec panache et humour. La classe !
Jouer les prolongations, si affinités

Voyage autour de mon crâne de Frigyes Karinthy :
Journaliste, écrivain et humoriste hongrois, Karinthy utilise toute les facettes de son talent pour écrire un récit dans lequel il narre la découverte de sa tumeur au cerveau et les soins qui s'en sont suivis. D'un sujet grave l'auteur compose un récit drôle et captivant où l'absurde, les hallucinations, la tragédie et la réalité se répondent à tour de rôle. Usant d'un sens de l'humour féroce, il déroule toutes les étapes de sa maladie: les premiers symptômes lorsqu'assis à la terrace d'un café au coeur de Budapest il entend plusieurs fois le sifflement d'un train inexistant, les interminables examens médicaux, les lourd traitements, l'opération... 
Le voyage auquel nous convie l'auteur est éprouvant car nous assistons impuissant à une véritable autopsie des ravages causés par cette maladie mais aussi à une tentative pour conjurer la mort. 
Bien que le sujet soit grave, Karinthy y met beaucoup de légèreté et d'esprit. Un roman inoubliable !
L'auteur :
Romancier, humoriste et poète, Frigyes Karinthy fut une grande figure de la vie culturelle hongroise. Mais ce fut aussi un passionné de sciences à qui l'on doit la théorie des six degrés de séparation qui veut que toute personne peut être relier à n'importe quelle autre grâce à une chaîne de relations individuelles comprenant au plus cinq autres maillons. Pour accéder à un portrait plus détaillé, n'hésitez pas à fréquenter la page d' esprits nomades !


Epépé de Ferenc Karinthy (fils du précédent):
Ou comment faire lorsque l'on se retrouve dans une ville étrangère entouré de personnes qui parlent une langue parfaitement inintelligible et dont on ne peut se faire comprendre.
Epépé est une Odyssée moderne dans laquelle Budai linguiste -parti assister à une conférence- se retrouve emprisonné dans un pays dont il ne comprend ni la langue ni l'écriture. Nous assistons alors à ses vaines tentatives pour fuir ce pays puis finalement à sa résignation finale.
Je considère ce récit comme une éblouissante allégorie de l'histoire de son pays, la Hongrie longtemps prisonnière de l'emprise soviétique et dont les habitants sont semblables à cette foule qui avance à toute vitesse indifférente à ce qui l'entoure et dont s'extrait parfois un Budai qui s'épuise en tentant de s'enfuir n'importe où mais ailleurs.
Mais Epépé est  surtout un livre passionnant. Un roman né de l'imagination fertile dans son auteur et qui se situe à la lisière du surnaturel et du kafkaïen. Un livre qui nous amuse, nous effraie et nous questionne. Un chef d'oeuvre !
Retrouver son chemin, si affinités

Etoiles de Transylvanie d'Aron Tamàsi :
Voici un beau recueil de nouvelles réunies dans un bel écrin. Grâce à son auteur issu de la minorité Sicule, nous pénétrons dans un univers fantasque avec des personnages excessifs et au langage bien fleuri. Ce recueil comporte essentiellement trois catégories de nouvelles: les historiques, les voltairiennes et les folkloriques. Ma préférence va aux deux dernières.
Parmi toutes celles-là, je vous recommande particulièrement Tamàs Szàsz, Le Mécréant et Pas plus finaud qu'un Sicule. La première débute comme comme une plaisanterie et se termine dans la fureur et le désespoir. Ne supportant pas le démantèlement de l'Empire austro-hongrois, un Sicule préfère tuer sa femme et se donner la mort plutôt que de vivre sous le joug de la Roumanie.
Quant à la seconde nouvelle, elle raconte la malice d'un ancien voleur de bétail devenu l'ouvrier d'un paysan. Ni sa vieillesse ni ses nouvelles fonctions ne vont l'empêche de jouer un mauvais tour à un homme qui autrefois avait refusé de lui donner l'aumône.
J'espère que tout comme moi vous vous laissez guider à travers cet univers fait de folklore, d'espièglerie et de douleurs.
Voyager en Transylvanie, si affinités...






La Mélancolie de la résistance de Laszlo Krasznahorkai :
Ce roman débute par un sensationnel et époustouflant voyage en train et se termine dans le chaos le plus total. Entre les deux épisodes, nous assistons à l'effondrement moral et physique d'hommes (et de femmes) terrorisés et/ou assoiffés de violence dans une bourgade hongroise du sud du pays.
Et c'est avec virtuosité que l'auteur arrive à peindre l'extrême désolation qui touche cette petite ville dont le quotidien va être irrémédiablement perturbé par l'arrivée d'un cirque itinérant et de sa baleine momifiée.
Ce récit -au titre à la beauté énigmatique- peut être considéré comme une relecture de l'histoire de nombreux pays d'Europe Centrale ayant subit le joug d'un régime politique totalitaire.
Bien que difficile, je me suis laissée happée par ce roman admirablement visuel composé de longues phrases époustouflantes, de rythme, d'ellipses et ... d'humour, l'auteur n'hésitant pas à inclure des scènes drôles ou absurdes au milieu de toute cette noirceur.
Résister davantage, si affinités...

mercredi 1 mai 2013

Mélisandre ! Que sont les rêves ?

éditions La Table Ronde

Hillel Halkin, Mélisandre ! Que sont les rêves ?, éditions La Table Ronde

Mon coup de coeur :
Hoo (Howard), Ricky et Mélisandre (Mellie)-alors lycéens- ont scellé leur amitié lors d'un atelier d'écriture. Si Hoo est d'emblée tombé fou amoureux de Mélisandre, la réciproque ne fut pas immédiatement vraie. Avant de céder aux avances discrètes du timide Hoo, Mellie a vécu une passion amoureuse mais tulmutueuse avec leur ami commun. Ricky -le turbulent adolescent- a immédiatement su charmer la jeune fille. Et dans ce trio amis/amants, Hoo apparaît, à ce moment là, comme le personnage le plus fade. Mais loin du stéréotype du trio amoureux, les trois personnages restent unis. C'est sans rancoeur ni hypocrisie que Hoo assiste au bonheur de ses deux amis ne sachant pas alors que le temps va jouer en sa faveur ... tout comme les extravagances de Ricky que sa compagne supportent de moins en moins. Après avoir avorté clandestinement et dans des conditions terribles, Melli finit par rompre avec Ricky pour trouver réconfort et amour dans les bras -et le lit- de Hoo. Dès lors commence une somptueuse histoire d'amour faite de chair et de mots. La littérature tout comme la philosophie et la mythologie vont scander les moments importants de leur vie, l'auteur n'hésitant pas à parsemer généreusement son roman de références culturelles pointues. Et si notre personnage féminin porte un prénom si atypique c'est en hommage à un poème de Heine : Geoffroy Rudèl und Melisandre von Tripoli  dont l'un des vers dit : "Melisande ! Was ist Traum ?" Et quel sublime passage celui dans lequel Melli glisse amoureusement et malicieusement dans les livres de Hoo quelques billets du quotidien ou quelques mots coquins !
Seulement le temps qui passe trouble leur amour. L'insouciance d'antan devient la cause des déceptions d'aujourd'hui. Nous voyons alors cette vie de couple s'étioler progressivement . Les moments de joie et d'allégresse ont laissé place à des moments plus éprouvants et plus dramatiques. S'il y a encore beaucoup de passion entre les deux époux/amants, il y a aussi de l'amertume, des regrets, de la frustration, de la suspicion et surtout des non-dits. Melli -qui ne peut plus avoir d'enfant- finit par reprocher à Hoo de l'avoir laissée avorter. De son côté se sentant abandonné et injustement condamné, celui-ci finit par avoir une aventure qu'il regrette immédiatement et amèrement. "Et une nuit funeste s'étendit sur les infortunés mortels" (Hoo citant L'Iliade de Homère): en l'espace de quelques heures Hoo perd tout car il perd Melisandre.
C'est alors avec cette lettre -rédigée sous nous yeux- qu'il tente de se faire pardonner mais surtout de retrouver Mellie et de la garder près de lui.
Leur romance a permis à l'auteur de dérouler 25 ans d'histoire sociale, politique et culturelle américaine. 25 ans durant lesquels la chasse aux sorcières, la libération des moeurs, la guerre du Viêt-Nam et bien d'autres événements ont rythmé le quotidien de ces personnages que l'on voit grandir sous nos yeux. Les adolescents cultivés et bons élèves sont devenus des adultes piégés par leur situation familiale ou professionnelle et par les conventions qui régissent leur vie sociale. Seul Ricky a réussi un temps à s'échapper de cet enfermement consenti. Seulement à la suite d'un voyage initiatique en Inde, il reviendra avec le cerveau bousillé. L'adolescent -fier d'avoir des parents communistes- se fera plusieurs fois interner avant d'être retrouver mort au milieu de nulle part.
En bref, ce livre est bien plus qu'un roman d'amour ou un simple panorama de la société américaine. C'est une ode sur le temps qui passe et une magnifique toile sur laquelle l'auteur a peint des personnages tantôt élégiaques tantôt emportés. Mais c'est aussi un livre inspiré, enthousiasmant, d'une justesse et d'une grâce étonnantes. Mélisandre ! c'est tout cela à la fois et bien plus. C'est un livre qui fait du bien.

Je me suis laissée charmer par ce récit presque à mon insu. J'ai aimé les personnages au caractère bien marqué et cette histoire d'amour qui naît et grandit grâce à l'affection qu'entretiennent Hoo et Mélisandre pour les mots. Car si ce livre est un merveilleux hymne au sentiment amoureux, il est aussi un plaidoyer pour la Littérature et le pouvoir des Lettres.

C'est la raison pour laquelle ce récit prend la forme d'un longue lettre scandée par ce refrain incantatoire "Te souviens-tu Mellie ?" et dont le passage capital reste la sublime déclaration écrite secrètement par Hoo la veille de son mariage : 

"Mellie,
Au lycée, je pensais qu'une seule vie ne me suffisait pas. Je voulais faire un million de choses, aimer un million de femmes. Je voulais vivre un millier de vies. Maintenant, un millier me semble trop peu. Non parce que je veux toujours aimer un million de femmes mais parce que je veux t'aimer un million de fois.
Si nous avions qu'une vie à vivre ensemble, je la passerai avec toi dans la joie, en souhaitant encore davantage. Si nous avions dix vies à vivre, ou cent, j'en voudrais toujours plus. Si toi et moi pouvions renaître encore et encore, je voudrais que ce soit toujours toi, toujours moi, pour qu'à chaque renaissance nous soyons toujours ensemble. Si, après avoir vécu cent vies avec toi, j'apprenais que c'était la dernière, je me sentirais dupé. Mais si j'avais à choisir entre une vie avec toi ou mille sans toi, je choisirais celle-là, aussi courte soit elle.
Je la choisirais, encore et toujours.
Hoo".

L'auteur :
Né en Grande-Bretagne en 1939, Hillel Halkin vit aujourd'hui en Israël. Traducteur des grands auteurs de la littérature juive comme Amos Oz, il est aussi l'auteur d'un grand nombre d'articles sur l'identtié israélienne et sur la mémoire juive. Mélisandre ! Que sont les rêves ? est sa première oeuvre de fiction.
Dire que l'auteur de ce bijou littéraire est un homme âgé de 74 ans !


Le Baiser somptueuse peinture de Gustav Klimt
"Melisandre ! Que sont les rêves ?
Qu'est la mort ? Que des bruits vains.
La vérité appartient à l'amour seul,
Et, beauté éternelle, je t'aime".
Heinrich Heine, Romancero, éditions du Cerf