samedi 13 avril 2013

Voyage au bout des seize mètres


Péter Esterhazy, Voyage au bout des seize mètres, éditions Christian Bourgois 

Mon coup de coeur :
Héritier d'une très grande famille de l'aristocratie hongroise (dont les collections d'art sont mondialement connues et ont été exposées à la Pinacothèque de Paris en 2011), Péter Esterhazy s'est depuis longtemps fait un prénom en tant qu'écrivain.
Contacté par un journal pour rédiger des articles sur le Mondial allemand de 2006, l'auteur part sur les traces de son passé, celui d'un passionné de foot dont le frère fut lui-même professionnel. "Le foot, tout le monde y a joué, même ceux qui n'ont jamais mis les pieds sur le terrain, c'est le sine qua non du foot, mais tout le monde n'est pas footballeur. Moi je l'ai été. Footballeur de 4ème division. Quand je le dis (...) la plupart de mes interlocuteurs s'esclaffent (...) Comme si "de 4ème division" disait: j'ai été mauvais, minable, balourd, un handballeur égaré (...) Seulement, un footballeur de 4ème division n'est nullement un piètre footballeur de 1ère division, ni un 2ème division sans talent, ni un 3ème division indiscipliné. Chaque division a son propre niveau, c'est une profession parfaitement hiérarchisée (...) Par ailleurs, je descends d'une grande famille de footballeurs. Même si sous les Habsbourg elle n'y jouait pas encore (j'imagine mon grand père, Premier Ministre: il passe en coup de vent à l'aile droite, échange des passes avec l'empereur François-Joseph puis envoie la balle dans la lucarne (...) Bien entendu, ce méchant Clémenceau y voit un hors-jeu (...)"
Mais tel une rhapsodie hongroise (musique qui assemble librement plusieurs thèmes populaires), son récit se compose de différents motifs. Ce qui est du reste assez caractéristique de l'ensemble de son oeuvre. Car comme dans ses précédents écrits, le sujet de la narration n'est que le prétexte et le moteur de nombreuses digressions grâce auxquelles Esterhazy nous raconte l'histoire d'un peuple perpétuellement malmené par l'Histoire. La force du texte tient alors dans ce travail de divagation, dans l'enchaînement des souvenirs, des thèmes et des images de natures différentes. Ainsi il n'hésite pas ici à mettre sur un même plan les différentes invasions turques, autrichiennes ou russes et les mauvaises décisions arbitrales et autres faits "footballistiques".
Sous l'apparence d'une plaisanterie, Voyage au bout des 16 mètres révèle le traumatisme d'une nation continuellement blessée et qui tente d'oublier ses maux en fréquentant les terrains de foot. La défaite en finale du Mondial 1954 contre l'Allemagne a même été vécue comme un second Traité de Trianon. L'auteur va jusqu'à affirmer que sans cette défaite, il n'y aurait jamais eu les soulèvements de 1956.
En faisant de ce récit un témoignage libre de toutes contraintes formelles où se côtoient ses propres souvenirs, ceux de sa famille, les exploits de la grande équipe de Hongrie, le foot allemand et ses supporters, Ferenc Puskàs, Florian Albert (ballon d'or 1967), Thomas Mann, Albert Camus (lui aussi grand amateur de foot comme en témoigne Le premier homme, éd.Galimmard), la mentalité allemande, l'Histoire et l'anecdotique (comme les définitions piochée dans un dictionnaire), Esterhàzy nous offre un livre passionnant, brillant et jubilatoire ! Un des plus remarquables livres écrits sur le football (et l'histoire hongroise) et à travers lequel l'auteur retranscrit et communique sa ferveur, ses connaissances et son sens de la réparti.

Lui qui se définit comme footballeur avant d'être romancier (son premier roman publié chez Gallimard en 1989 Trois anges me surveillent parlait déjà partiellement de foot) considère que "les problèmes de football sont les problèmes du monde(...). Ce jeu, j'y joue, même quand je ne fais que le regarder. Je ne le regarde jamais de l'extérieur. Je ne le regarde pas pour voir mais parce qu'il existe". Il use de ce sport pour réécrire et réinterpréter le cours des événements. Dés lors qu'il sert de révélateur, le football a autant d'importance que l'Histoire. 

A l'image du footballeur qu'il fut, nous le voyons au cours de ce roman déborder, feindre, virevolter et prendre son lectorat à contre-pied avec panache et humour. La classe !


L'auteur :
Né en 1950, Péter Esterhàzy est un descendant de la dynastie des comptes Esterhàzy de Galàntha d'où sont issus de célèbres hommes politiques hongrois et de fameux collectionneurs d'art (la Pinacothèque de Paris en 2011 et le Louvre auparavant ont consacré une partie de leur galerie à ces collections Esterhàzy). Mathématicien de formation, footballeur amateur, Péter Esterhàzy est considéré comme la figure tutélaire de la "nouvelle prose hongroise" pour qui tout est littérature et tout est intertextualité. Sa grande originalité tient effectivement dans son style qui mêle différents niveaux de langage, des jeux de mots et des citations explicites à d'autres oeuvres. L'intrigue de ses romans n'est souvent qu'un prétexte qu'il prend pour s'amuser avec le langage et le lecteur.

Et plus si affinités :

voici deux articles qui vous permettront peut-être de faire plus ample connaissance avec le football hongrois et avec sa star Ferenc Puskas (surnommé le Major galopant). J'aurais aussi aimé vous communiquer l'article paru dans Le Monde du 10 janvier 2008 dans lequel Péter Esterhazy développe sa conception du football mais le lien n'existe plus !




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