jeudi 20 août 2015

Après le silence

rentrée littéraire 2015

Didier Castino, Après le silence, eds Liana Levi

Mon coup de coeur :
"Et je m'appelle Louis Georges Edmond Castella. Je travaille à l'usine toute la semaine, c'est dur mais ça me plaît.(...) Si tu veux raconter ma vie, tu ne peux parler de moi à l'école. J'ai dû y aller comme y vont les enfants de 1930, mais moi c'est le travail surtout.(...) Je rentre à l'usine. J'ai treize ans. Je me souviens surtout de ça. Un nouvel élan, une ouverture sur un monde inconnu mais dont beaucoup parlent autour de moi, un monde difficile mais grâce auquel on devient un homme." C'est ainsi que commence le long monologue qui unit un père à son fils. 
Louis Catella dit "La Fleur" -mouleur de 43 ans aux Fonderies et Aciéries du Midi- meurt le 16/07/1974 lors d'un dramatique accident. La première partie du récit raconte les grands moments qui ont jusqu'alors rythmé sa vie mais aussi les petits bonheurs quotidiens qui l'ont adoucie: l'usine, la manière dont elle épuise les hommes physiquement et moralement, mai 68 et les différents combats syndicaux pour plus de reconnaissance et de sécurité, l'engagement politique avec le Parti Communiste, la religion, Rose l'amour de sa vie, ses enfants et l'espoir qu'ils deviendront des hommes biens, les longs trajets pour rejoindre leur lieux de vacances, les voitures, l'accident qui a failli tuer un de ses fils...
Au début il y a donc l'usine. Elle vampirise tout, elle épuise les corps et les esprits "Une fois entré, on n'en sort plus. Les gestes et les blessures sont les mêmes, la chaleur est la même. ce que je fais à seize ans, je le fais encore à trente ans, à quarante ans (...) Alors quel que soit l'âge, tu n'as plus de choix, ta journée se passe sans surprise, sans décider de rien, comme si tu n'existais pas finalement." Elle laisse peu de place à autre chose. Avec elle, il y a les luttes syndicales et le dévouement qu'elles impliquent, le PC, la solidarité entre travailleurs, l'espoir et l'amertume des combats perdus. Grâce à Louis et ses souvenirs nous pénétrons ainsi la classe ouvrière, nous appréhendons ses valeurs, ses souffrances et ses (vaines) espérances. A chaque jour sa peine. Même regagner son lieu de villégiature et s'éloigner coûte que coûte de l'usine et du quotidien implique un sacrifice: "La 2 CV bleu glacier. Nous sommes cinq dedans, les enfants ne sont pas harnachés comme maintenant, il n'y a pas de ceintures de sécurité, on roule, on roule, on pourrait aller partout, on arrive toujours. Il y a toujours un enfant qui gueule parce qu'il ne veut pas être au milieu parce qu'au milieu il y a la barre et la barre elle rentre dans le cul, il dit j'ai la barre dans le cul et nous on sourit avant de perdre patience, on lui répond alors de regarder par la fenêtre pour ne plus y penser, que ce n'est pas important, que c'est bien de partir tous ensemble, c'est ça le plus important, partir, quitter l'usine, l'immeuble et Port-Saint-Louis, respirer ailleurs un air que peu d'enfants d'ouvriers respirent, peu d'ouvriers, peu de femmes d'ouvriers. Pour tout ça on peut bien supporter la barre dans le cul."
Cependant au-delà de l'ouvrier, il y a le père qui s'amuse avec ses garçons, souffre quand ils souffrent, leur souhaite une éducation qu'il n'a pas reçu et un meilleur niveau de vie que la sienne. Il y a aussi le mari aimant qui gâte sa femme de livres "Je ne lis pas mais j'aime les livres. Je choisis les titres.(...). J'aime les livres parce qu'il y a tout.(...) Les livres que j'achète ne sont pas pour moi, je les offre à ta mère.(...) Camus, c'est la garantie. Camus, le nom seul... Ça pète, il n'y a rien n'a dire. Pourquoi lui? Impossible de savoir comment je l'ai connu.(...) L'Homme révolté, il faudra que ta mère me parle de ce roman (...) Ce doit être un beau livre, forcément le titre contient ce qu'il y a dedans(...)". Et enfin il y a l'homme qui octroie une grande importance au savoir, à l'école, aux mots et à la littérature et qui décide un jour de passer son certificat d'études même si pour cela il doit suivre des cours du soir afin d' "apprendre à mieux écrire".
Mais un jour arrive la catastrophe, l'accident mortel qui fait de Louis Catella un saint, un martyr ou un inconscient aux yeux de ses proches/amis/patrons. Bien qu'il détruise une famille et la précipite dans le désespoir, ce cataclysme va désormais rythmer la vie de chacun de ses membres et affecter leur quotidien tout autant que leur tempérament. Mais cette mort est d'autant plus tragique (et spectaculaire) qu'elle unit à jamais l'usine et Louis :"Deux ouvriers hautement spécialisés, Louis Catella, 43 ans, père de trois enfants, dont l'aîné de 16 ans travaille également aux Fonderies, demeurant 10, rue de la Petite-Pente, et Laurent Ménard, 51 ans, père d'un enfant, habitant 167, avenue de la Rive, travaillaient dans l'atelier (...) Au-dessus de leur tête, en permanence, un pont roulant pouvant supporter plusieurs tonnes. C'est au cours d'une opération extrêmement délicate, dernière manoeuvre avant la coulée de la pièce, que le moule, pesant près de sept tonnes, s'est écrasé sur les deux malheureux. Le crochet du pont roulant, auquel il était suspendu a cassé et a entraîné l'inévitable tragédie."
Suite au (long) passage sur le deuil quelque chose se joue dans le récit. La voix narrative qui semblait émaner de Louis se poursuit en dialogue d'outre-tombe pour dire l'impossible deuil des siens. Jusqu'au moment où le destinataire -le plus jeune des trois fils, celui qui a fait des études, celui qui aime les mots et sait les manipuler- reprend fermement la parole ( le "je") à son compte et délivre son point de vue sur cette tragique disparition, sur les années sans père ni repère, sur une mère devenue fantomatique depuis, sur sa honte d'avoir un père mort et sur sa rage d'échapper non seulement à cette figure paternelle omnisciente mais aussi à sa condition sociale pesante. Cette prise de parole n'est rien de plus qu'une ultime tentative de se détacher radicalement d'un modèle qu'il lui a été imposé. Cette mort tout le monde se l'est appropriée: les proches pour la transcender, les syndicats pour mener une lutte contre l'insécurité et la dangerosité de l'usine, les patrons pour pointer l'indiscipline des ouvriers, le médecin de famille pour asseoir une autorité sur Rose et ses garçons et maintenant ce fils pour casser cette image idéalisée du père et pour enfin devenir à son tour un homme et un père. Ces 55 dernières pages sont d'une force et d'une beauté émouvante. Elles rendent admirablement bien l'ambivalence des sentiments éprouvés par ce fils, l'impossibilité de faire avec mais aussi sans ce père, la nécessité de lui redonner une parole pour mieux s'affirmer -sans pour autant "régler (ses) comptes"- et la mauvaise conscience qui ne le quitte jamais.

Au-delà du récit familial sur la transmission Après le silence est un livre sur la condition ouvrière, sur la pénibilité du travail, sur l'engagement politique et plus généralement sur les années 60-70. Mais c'est aussi un récit nuancé, pudique et très touchant sur un deuil impossible à faire malgré les années qui passent et sur la manière dont les autres ont façonné par leurs souvenirs et leurs paroles un père/un mari/un frère/un collègue/un voisin/un ami... parfait. Absent lors des obsèques de Louis, ce fils désormais adulte use de sa maîtrise des mots pour faire revivre le temps d'un faux et long monologue (et après le silence obligé du père) celui qu'il n'a connu qu'indirectement. Ainsi espère-t-il  combler les manques et s'affranchir de ce père disparu.

Didier Castino nous offre là un premier roman intelligent, engagé, riche en émotions et en réflexions (sur l'usine, l'engagement syndical, la fierté ou la honte d'appartenir à classe ouvrière, la valeur des mots....) qui derrière une apparence classique s'avère d'une belle originalité narrative. Je vous le recommande vivement.


L'auteur :
Né en 1966, Didier Castino est professeur de lettres à Marseille. Après le silence est son premier roman. Il a obtenu le Prix du premier roman 2015 et le Prix Eugène Dabit 2015.
Pour le connaître davantage, lisez son entrevue publiée par le site Paroles d'auteurs et  faîtes sa connaissance en découvrant le premier numéro de la rubrique En aparté (1) qui lui est consacrée. On y parle bien évidemment de son roman mais aussi de ses inspirations et de ses lectures.


samedi 1 août 2015

Ce coeur changeant

rentrée littéraire 2015

Agnès Desarthe, Ce coeur changeant, éds de L'Olivier

Mon coup de coeur:
Cette histoire commence et se termine dans la demeure familiale des Mathissen à Soro au Danemark. Entre ces deux séquences il y a  25 ans de la vie de Rose, née en 1889 de l'union malheureuse entre Kristina Mathiessen -une aristocrate danoise malveillante, égocentrique et séduisante- et René de Maisonneuve, un officier français docile, sans ambition et disgracieux.
A l'âge de 20 ans, Rose débarque à Paris avec pour seuls bagages son inébranlable optimisme, le riche enseignement qu'elle a reçu et un vieux souvenir d'enfance. "Elle connaissait plusieurs pays, plusieurs continents, avait mangé du serpent, du singe, patinés sur des lacs gelés, bu du champagne, de l'aquavit (...) parlait le danois, le français, l'anglais, prononçait avec talent plusieurs motrs de Dioula, avait lu Alexandre Dumas, récitait joliment les sonnets de Schakespare, les déclinaisons latins (...)" et portant la réalité va d'emblée se montrer cruelle envers elle. Ne connaissant "rien de l'argent, des hommes, de la politique, du sexe", la jeune femme va être confrontée à la rudesse de la vie des quartiers populaires parisiens et connaître un parcours tortueux et éprouvant qui l'obligera à de nombreux sacrifices et à énormément de patience et d'abnégation. Nous la découvrons ainsi successivement femme de ménage, fumeuse d'opium, maîtresse d'une célèbre féministe tenant un salon les plus prisés de l'époque, mère sans domicile fixe ou journaliste. Rose ne cesse de se métamorphoser. Page après page, nous assistons aux épisodes les plus déterminants de sa vie: ses premiers emplois, son premier amour et la terrible douleur éprouvée suite à la perte de ce dernier, la détresse et la perplexité d'être éloigner de ceux qu'elle aime, la force de caractère dont elle fait preuve lorsqu'il s'agit de survivre ou encore sa faculté à évoluer dans les hautes sphères de la société. Il n'existe aucune juste mesure dans les épreuves qu'elle endure. Et bien que la vie ne lui offre que peut de répit (humiliation, pauvreté, abandon...), Rose fait preuve d'une incroyable force de caractère, d'une indéfectible gentillesse et  une grande adaptabilité: "Chaque jour, ou presque,elle découvrait en elle-même un nouveau savoir-faire, une connaissance ignorée jusqu'au moment où celle-ci lui devenait indispensable."
Parallèlement à cette hagiographie qui se construit au fil des pages, le récit est entrecoupé de fragments éclairant sa vie passée. Celle qu'elle a vécue auprès de sa manipulatrice de mère, de son incapable de père et de Zelada sa si tendre et extraordinaire nounou. Et si nous -lecteurs- sommes les témoins de toutes ses infortunes, Rose est elle-même le témoin des changements qui marquent son époque. Non seulement le roman nous entraîne des bas-fonds parisiens aux salons les plus luxueux de France et du Danemark mais il fait aussi défiler sous nos yeux 45 ans de l'histoire de la société et de la vie intellectuelle parisienne (et dans une moindre mesure danoise), relate minutieusement la désagrégation d'une famille et nous plonge dans les coulisses de l'Affaire Dreyfus, de la Grande Guerre et des Années Folles. Cela fonctionne d'autant mieux que le récit est porté par des personnages fortement caractérisés. Certes il y a Rose, ses parents et Mama Trude -sa grand-mère maternelle- mais il y a surtout de nombreux personnages secondaires dont la présence rythme le récit et marque à chaque fois un tournant dans la vie de Rose. Parmi ces derniers il y a Marthe la propriétaire du bar dans lequel Rose va commencer sa vie parisienne, Emile son fiancé, Louise son amoureuse et Arthème le jeune poète. Au final, chacun des personnages rencontrés et chacune des tragédies vécues ne sont que des jalons dans le long et douloureux chemin qui permettra à Rose de découvrir qui elle est réellement.

Avec un sens indéniable de la dramaturgie, Agnès Desarthe nous livre un grand roman d'apprentissage tout autant qu'une fresque familiale tragique. Savamment construit, le récit nous fait voyager à travers 45 ans de faits historiques et de destins singuliers. L'utilisation judicieuse des analepses nous révèle avec parcimonie le passé de Rose tout en nous éclairant sur ce qu'elle vit présentement, et ce jusqu'au moment où -au terme du roman- elle se révèle à elle-même et aux lecteurs. Avec ce personnage fragile, attendrissant mais aussi d'un optimisme et d'une vitalité à toute épreuve, l'auteur réussit à concilier dans un même récit du Dickens, du Zola et du Karen Blixen. Enfin, Ce coeur changeant entremêle intelligemment ironie et tendresse, légèreté et tragédie. Grâce à ce roman follement romanesque et distrayant, Agnès Desarthe nous offre un très agréable moment de lecture. 


L'auteur:
Normalienne et agrégée d'anglais, Agnès Desarthe est née en 1966.  D'abord traductrice (de Loïs Lowry, Anne Fine, Cynthia Ozick, Jay McInerney et Virginia Woolf), elle est aussi l'auteur de nombreux romans y compris pour la jeunesse et d'essais littéraires :
Un secret sans importance (éds de l'Olivier, 1996 ), Prix France Inter
Mangez-moi (éds de l'Olivier, 2006)
Le Remplaçant (éds de l'Olivier, 2009), Prix Marcel Pagnol et Prix du roman Version Femina - Virgin Megastore
Dans la nuit brune (éds de l'Olivier, 2010), Prix Renaudot des lycéens