lundi 19 août 2013

Les faibles et les forts

pour le bruit des livres

Judith Perrignon, Les faibles et les forts, éds Stock 

Mon coup de coeur :
Le roman commence par le récit d'une journée dans la vie d'une famille afro-américaine du sud des Etats-Unis composée d'"une grand-mère trop grosse, (d') une mère célibataire, (de) son fils aîné (Marcus) bientôt en prison et (de) Déborah (15 ans) enceinte l'année prochaine si elle continue de faire la belle" mais aussi  de Wes (16 ans), de Jonah (13 ans) et d'un bébé. La matinée a été marquée par l'arrivée brutale de la police et la fouille au corps humiliante subie par Marcus. Cette irruption a failli gâcher l'ensemble de la journée et cela a non seulement mis dans une colère noire la grand-mère Mary-Lee mais également fait paniquer la mère prénommée Dana. Et pourtant cette journée se poursuit par les préparatifs en vue d'une sortie collective sur les rives de la rivière Rouge, sortie qui s'annonce être amusante et rafraîchissante et qui devrait surtout permettre à la famille de se retrouver après cette matinée éprouvante et d'envisager des lendemains certes incertains mais qui annoncent des changements voire des jours meilleurs. Déborah -enceinte de peu- se fait belle car elle sait qu'elle va y rejoindre son amoureux, Dana annoncera demain qu'elle a retrouvé un emploi, Marcus qu'il veut repartir à Chicago où la famille a longtemps vécu... Ils sont cinq personnages en âge de parler et chacun à tour de rôle va raconter sa journée, ses projets ou ses tourments et se confesser jusqu'à ce que le drame ait lieu : la noyade de trois des enfants de la famille (Wes, Déborah et Jonah) et de trois de leurs amis voisins. Six adolescents morts noyés dans cette rivière Rouge "chacun voulait sauver l'autre, aucun ne savait nager" car un enfant noir à trois fois plus de risque de périr en se baignant qu'un enfant blanc. Pourquoi 60% des enfants afro-américains ne savent pas nager ? Quelles sont les raisons cachées qui pourraient expliquer ce drame ?
La grand-mère -mémoire vivante et porte-parole de cette famille- trouve une explication dans une autre tragédie vécue  alors qu'elle était petite fille et qui l'a à jamais traumatisée ainsi que son grand frère Howard : l'ouverture éphémère des piscines publiques (c'est-à-dire réservées aux blancs) aux noirs et qui s'est soldée par une émeute dont la ville et ses habitants ne se sont jamais réellement remis. Howard, qui a pu "profiter" un bref instant de cette baignade autorisée, en a payé chèrement le prix. Cette ouverture va déchaîner la haine raciale entraînant des bagarres d'une intolérable violence à l'issu desquelles l'oncle va devenir sourd, ses tympans ayant explosés sous les coups enragés des membres de la communauté WASP. Soixante ans après un sauveteur blanc témoigne que "n'ayant pas accès aux piscines les parents afro-américains n'ont pas appris à nager à leurs enfants. Pire ils leur ont transmit leurs craintes et l'idée que l'eau était dangereuse pour eux".
Derrière ce cruel fait divers et ce récit d'un double drame affleure la question des conditions de vie de la population afro-américaine dans un pays qui les a exploités mais pas intégrés. Même après l'abolition de l'esclavage la répression des corps noirs a demeuré et l'interdiction d'ouvrir les piscines publiques aux descendants d'esclaves revenait finalement à réprimer leurs corps et à continuer à en avoir la maîtrise. La piscine c'est un lieu de proximité voire d'intimité, c'est pourquoi pour une grande partie de la population blanche il était inconcevable que les deux communautés puissent se fréquenter et se baigner ensemble. Et bien après ces émeutes, la noyade collective ayant touchée cette famille afro-américaine fait resurgir des discours racistes mais aussi quelques rares demandes de pardon.

Les faibles et les forts est un récit poignant et déconcertant par le parti pris narratif emprunté par la narratrice pour dénoncer la ségrégation et l'immobilisme.  Au cours de la lecture, je l'ai sentie tout à la fois abasourdie et révoltée devant les statistiques aberrantes concernant le pourcentage d'afro-américains ne sachant pas nager. Comment de nos jours et dans un pays développé une noyade peut s'expliquer par un fait divers qui s'est déroulé 60 ans auparavant ? Comment une même famille peut elle être meurtrie par deux drames liés à la baignade ? Comment deux journées qui s'annonçaient belles et pleines de promesses ont pu entraîner tant de souffrances ? Ce roman balaye les époques et les lieux pour dire la ségrégation et les séquelles infinies que la politique discriminatoire a causées.

Le roman -tout en discontinuité- permet au lecteur de reconstituer l'histoire et de voir au terme du récit une possible renaissance. En tout cas j'ai trouvé ce livre d'une force et d'une beauté surprenante et vraiment atypique. Il est ingénieusement composé en trois parties distinctes mais dans lesquelles le lecteur circule grâce à la parole de la grand-mère (et à un degré moindre grâce à la présence de l'oncle). En bref, nous avons là un beau et ingénieux travail de réappropriation littéraire et de composition narrative. C'est un de mes coups de coeur de cette rentrée littéraire.



L'auteur :
Judith Perrignon, née en 1967, a d'abord été journaliste politique à Libération en 1991 avant de quitter le journal en 2007 pour se consacrer à l'écriture de romans et d'essais politiques.

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