mercredi 21 août 2013

Il faut beaucoup aimer les hommes

pour le bruit des livres
Marie Darrieussecq, Il faut beaucoup aimer les hommes, éds POL

Ma chronique :
Solange est une actrice française d'une trentaine d'années expatriée aux Etats-Unis. Elle est séduisante, réussit plutôt bien ( elle donne la réplique à quelques pointures dont Matt Damon) et possède une belle demeure à Bel Air. Elle a laissé ses amis à Paris et ses parents et son fils adolescent au pays Basque pour reconstruire sa vie à Hollywood. Lors d'une soirée organisée par sa maison de production, elle fait la rencontre d'un bel et mystérieux acteur canadien d'origine camerounaise doté d'un prénom bien singulier Kouhouesso "la Mort a planté son pieu", d'un physique bien attrayant et d'un incroyable charisme : "Il était là avec naturel, son champ magnétique déployé autour de lui comme une cape, et elle ne savait plus très bien pourquoi elle avait mis une telle force à l'attendre; pourquoi elle ne l'avait pas attendu tout simplement, comme on attend quelqu'un qui va venir, quelqu'un qui va sonner et s'asseoir avec son verre, son naturel, et son manteau psychédélique." Dès les premiers instants Solange chavire inexorablement et commence pour elle une longue et interminable attente et une inévitable période d'insatisfaction. C'est lui qui imprime le tempo de cette relation amoureuse pour le moins univoque entre cette jeune femme fébrile qui espère tout de lui et cet bel homme égoïste et obnubilé par son désir pressant d'adapter Au coeur des ténèbres de Conrad, de trouver un financement et les équipes artistiques et techniques afin de filmer cette adaptation en Afrique. Durant les deux ans que va durer leur histoire, Kouhouesso va débarquer sans prévenir, donner de ses nouvelles quand bon lui chante et tout cela le plus naturellement du monde, en lui laissant parfois des messages sibyllins comme "Solange, bien des choses". Alors "elle restait avec son "bien des choses" comme elle était restée avec ses noix : dans une joie amère, un mieux que rien dans sa coquille". Mais dans ses bras, Solange découvre la passion, l'amour fou tantôt libérateur tantôt poison : "Elle posa ses lèvres sur les siennes. C'était comme embrasser un bouquet de pivoines. Charnues, pulpeuses et perlées de fraîcheur. Des pivoines gorgées d'un liqueur forte, des fleurs mâles et douces, intoxicantes (...) Qu'avait elle fait toutes ces années ? Avant cette intensité ? " Leur vie de couple est finalement à l'image du tournage africain : il fait de contretemps et d'erreurs de jugements. Cette une relation est "comme une vapeur qui manque de bois de chauffe; une machine entièrement pensée, conçue, construite, avec le fleuve ouvert devant et l'énorme forêt alentour, mais dont l'équipage, à peine constitué, s'était évaporé"; c'est une relation où tout pose problème et surtout cette attente qui a fini par miner Solange "l'attente comme une maladie chronique. Une fièvre engluante, une torpeur. Et entre deux rencontres, deux réinfection, elle s'imprégnait lentement de ce paradoxe : elle attendait un homme qu'elle perdait de vue, un homme comme inventé. L'attente était la réalité, son attente à elle la preuve de sa vie à lui. C'était sa vie même." Rien n'est simple pour ce couple comme par exemple leur différence de couleurs de peau. Avant lui, elle ne s'était jamais questionner à ce sujet mais auprès de cet homme, elle se découvre blanche : "Est-e qu'elle était les Blancs ? (...) Est-ce qu'il la voyait comme une blanche ? Est-ce que -pire- il était là parce qu'elle était blanche ? Elle avait déjà été aimée pour ses fesses, pour son talent, pour sa notoriété, jamais pour sa couleur. Ou bien tous les hommes, tous les Blancs qui l'avaient désirée jusque là ne l'avaient fait qu'à cette condition qu'elle était blanche." En Occident, il est noir et elle est blanche; en Afrique il est un homme et elle est une femme. Malgré leurs tentatives de rébellion, partout on tente de leur imposer une manière d'être et de penser. Solange -la petite basque expatriée- s'interroge alors chaque jour sur l'altérité en France, aux Etats-Unis et en Afrique, sur son besoin d'être près de lui et d'être pour lui une égérie et même"la promise" de son film ou sur ses propres tabous et a-priori de femme blanche.

Avec ce roman -dont le titre est emprunté à Marguerite Duras "Il faut beaucoup aimer les hommes. Beaucoup les aimer pour les aimer. Sans cela, ce n'est pas possible on ne peut pas les supporter"-, la narratrice nous entraîne dans les méandres d'une passion amoureuse déséquilibrée. Pas uniquement d'un point de vue culturel mais en terme d'engagement et d'implication personnels. Il est tout pour elle, elle n'est que sa copine pour lui et ne lui porte attention que ponctuellement car ce qui l'habite réellement c'est son film. Et si Solange donne et accepte sans condition, Kouhouesso ne sait ni recevoir ni offrir. Seul compte pour lui son projet cinématographique et son besoin de donner quelque chose à l'Afrique. Il y a beaucoup de tendresse et de cruauté dans ce récit doux-amer d'une "désynchronisation" amoureuse : "Deux mois et demi. Au bout de combien de temps se rompt le lien ? se dénoue une histoire ? L'amour lui empirait. L'amour idiot, celui qui empêche de vivre. Le désir qui est une forme de l'enfer (...) Ils habitaient la même ville mais il était resté dans son film, tout à son montage, dans son fleuve, là-bas, à ne donner aucune nouvelle, et quand ses textos à elle devinrent des suppliques il avait eu une dernière phrase, une de ses phrases coupeuses de jambes :"Il faut tourner la page, Solange."Jusqu'à la rupture brutale bien qu'inévitable, jusqu'à cet ultime acte de goujaterie et qu'il décide de la couper au montage ne laissant dans le film aucune trace de sa présence. 

J'ai aimé lire ce roman qui en prime offre un beau tableau de l'Afrique noire (du Cameroun et de la Guinée Equatoriale), de ses paysages, des ses croyances et de ses us et coutumes.



L'auteur :
Romancière française d'origine basque et agrégée de Lettres Modernes, Marie Darrieussecq a connu dès son premier livre La Randonneuse (1988)  la reconnaissance de la critique. Après être passée dans différentes maisons d'édition (Grasset, Le Seuil et Fayard), elle publie chez P.O.L. Truisme (1996) qui connaît un succès critique et public. Paraissent ensuite Tom est mort (2007), un essai sur le plagiat Rapport de police (2010) puis Clèves (2011).

Et plus si affinités :
Voir ou revoir Apocalypse Now (source wikipédia) la célèbre adaptation que Francis Ford Coppola a fait du roman de Joseph Conrad Au coeur des ténèbres :

(vidéo mise en ligne par iminnio.com)



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