Eric Plamondon, Pomme S, éds Phébus
Mon coup de coeur :" Il lui aura fallu trois vies pour comprendre que la réussite est une fiction. Il lui aura fallu trois destins pour apprendre que réussir sa vie n'est qu'une question d'histoire, n'est qu'une question de réussir à raconter une bonne histoire. Il lui aura fallu trois vies pour apprendre à raconter la sienne."
Ces trois histoires ce sont les trois récits qui composent ce triptyque -qui ne dit pas son nom- 1984 : Hongrie-Hollywood Express, Mayonnaise, Pomme S derrière lesquelles se cachent le destin grandiose et tragique de trois mythes américains : Johnny Weissmuller (grand champion olympique de natation né en Hongrie devenu plus tard le premier Tarzan de l'histoire du cinéma), Richard Brautigan (grand romancier américain et figure tutélaire de nombreux écrivains) et Steve Jobs (enfant adopté -fils naturel d'une allemande et d'un syrien- devenu une des personnalités américaines les plus influentes et les plus admirées au monde en tant que co-fondateur d'Apple et expert en marketing). Mais à côté de ces trois vies exemplaires nous assistons au destin bien plus modeste d'un petit canadien anonyme nommé Gabriel Rivages -alter ego d'Eric Plamondon- que le lecteur va voir grandir pages après pages, volet après volet et pour qui l'année 1984 symbolisera le début d'une nouvelle ère : "En 1984, Johnny Weissmuller meurt de vieillesse. Richard Brautigan se tire une balle dans la tête et Gabriel Rivages perd sa virginité." La même année Apple va lancer la Pub qui marquera le début du mythe de la marque à la pomme croquée et fera de Steve Jobs une star internationale. Directement inspirée de l'univers de Georges Orwell et réalisé par Ridley Scott -dont le film Blade Runner est encore alors dans tous les esprits- cette publicité montre une athlète s'élançant vers une écran géant et explosant brutalement l'image diffusant le discours de "Big Brother " et se conclue par cette phrase inspirée : "Le 24 janvier, Apple Computer va lancer le Macintosh. Et vous verrez pourquoi 1984 ne sera pas comme "1984"." Cette pub voulait et "briser le mythe de l'informatique comme technologie envahissante et oppressante" et véhiculer l'idée que "l'ordinateur personnel est une force anticipatrice qui donne davantage de liberté." A cette époque Apple frappe un grand coup en permettant au grand public d'utiliser individuellement un ordinateur qui permet à chacun d'entre nous de laisser libre cours à sa créativité d'autant plus aisément que cet appareil est doté d'une interface graphique et d'icônes que l'on active d'un simple clique grâce à une souris reliant l'ordinateur à la main de son utilisateur.
Pour autant Pomme S n'est pas un éloge fait à Apple et encore moins à son célébrissime fondateur. Au contraire on sent le narrateur très critique envers ce Prométhée moderne qui a non seulement profité des avancées technologiques ultérieures pour parfaire ses créations mais aussi utilisé les outils de communication pour parfaire son image et celui de sa marque. "Steve Jobs est un motivateur, un gourou, un prêtre qui n'a qu'un dogme : chaque individu est responsable de son bonheur, tout n'est qu'une question de volonté (...). Avec le Macintosch " l'ordinateur est l'outil parfait de cette émancipation. Il nous donne la possibilité d'être qui nous voulons."Pour comprendre ce qui se cache derrière le mythe, le narrateur passe en revue tous les éléments qui le
constituent, à savoir sa naissance et les symboles qu'il véhicule. Décomposer la vie de Jobs, c'est déjà réécrire l'histoire d'Apple. Sont ainsi convoquées les personnes et les inventions qui ont permis la création du Macintosh (le premier ordinateur individuel) afin de replacer Steve Jobs dans une lignée. Des siècles d'avancées scientifiques et technologiques (de Pascal à Packard en passant par Edisson, Bell, Turing, Wayne, Wiener, Lovelace, Fou-hi, de Vaucanson, Babbage, Einstein et d’autres encore) condensées ici en une centaine de pages. Et c'est toujours grâce à cette volonté de mettre à mal le mythe Apple que le narrateur démultiplie les références au symbole le plus illustre de l'enseigne : la pomme qui est le nom de la marque tout autant que son logo "Apple, Pomme, ça ne pouvait pas être plus simple" mais qui est aussi l'image du fruit de la connaissance tout autant que celle du fruit défendu... Sont ainsi cités en exemple la commande de sauvegarde informatique (pomme + s), le nom du premier ordinateur personnel qui n'est autre que celui d'une des pommes les plus répandues aux Etats-Unis (la Macintosh), la pomme d’Adam, celle du jardin d’Éden, la pomme empoisonnée avec laquelle Alan Turing se serait suicidé, celle qui serait tombée sur la tête d’Isaac Newton, celle omniprésente dans les tableaux de Magritte ou encore celle du jus de pomme que la mère de Steve Jobs lui faisait boire après ses nuits agités par de mauvais rêves...
Si ce qui importe ce n'est pas tant l'invention que la manière avec laquelle Steve Jobs a vendu son projet au public c'est-à-dire en racontant une histoire ("je raconte donc je suis"), replacer le parcours et la vie de ce dernier dans une plus vaste histoire c'est alors atténuer son profil de self-made man.Comme dans Hongrie-Hollywood Express et Mayonnaise, Pomme S est un récit fragmentaire fait de digressions, de reprises, de commentaires hétéroclites qui balaye un grand nombre de thèmes et d'époques. Comme eux, c'est une réflexion sur la déchéance et la figure de la star. Sauf que cette fois le narrateur est loin d'être admiratif et on le devine moins sévère avec lui-même et ses proches que dans les précédents volumes. Maintenant qu'il est père de famille, ce qui semble le motiver c'est de réenchanter sa vie en la nourrissant de celle de trois destins grandioses et tragiques à la fois et de transmettre à son fils un témoignage de vie dont la conclusion reste positive.De ce fait Pomme S conclut brillamment cette trilogie initiatique et kaléidoscopique.
Ainsi derrière ces trois romans se cachent moins une contre histoire de la communication (des débuts de la machine à écrire à celle de l'ordinateur personnel en passant par le métier à-tisser ou les avancées des techniques cinématographiques) qu'un roman initiatique totalement bluffant. Le garçon rencontré dans les deux premiers volets est dorénavant un homme devenu père à son tour qui s'interroge toujours sur les notions de coup du sort, de réussite et de mythe mais aussi sur celle des origines. Si chaque opus est cohérent et peut se lire indépendant les uns de autres, c'est en lisant l'ensemble que le lecteur découvre ce qui motive profondément Rivages/Plamondon. Hongrie-Hollywood Express lui a permis de parler de sa mère, Mayonnaise de son père et Pomme S de parler de sa paternité. Plamondon passe par l'écriture de trois histoires pour au final n'en écrire qu'une seule : celle de Gabriel Rivages scandée par trois "révolutions" (cinématographie, littéraire et informatique). Et dans chacun des volumes, il a fait preuve d'une grande maîtrise dans l'art de la fragmentation, du commentaire cinglant et de la composition.
C'est magistral, intelligent, passionnant, ça vibre... je vous conseille chacun des opus qui compose cette trilogie hors-norme et vous comprendrez alors pourquoi "1984" c'est plus que 1984.
L'auteur :
Né au Canada en 1969, Eric Plamondon a été successivement pompiste, bibliothécaire, barmaid ou professeur (il a enseigné le français à l'université de Toronto). Il a étudié les sciences, l'économie, le journalisme. Il a quitté le Québec pour la France et vit désormais à Bordeaux où il travaille dans la communication.
Pomme S est le troisième roman publié en France par les éds Phébus après Hongrie-Hollywood Express et Mayonnaise. Il est parmi les 5 finalistes du Prix des libraires du Québec 2014.
Et plus si affinité :
Voir la fameuse publicité qui lança la carrière internationale du Macintosh d'Apple :
(vidéo mise en ligne sur Youtube par Antisubliminal)
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