Mon quatrième invité s'appelle Thomas, comme mes précédents invités c'est un grand lecteur notamment de SF et un passionné de bandes dessinées, il est d'ailleurs community manager pour le Festival International de Bandes Dessinées d'Angoulême.
Il nous ici
présente une aventure bien particulière survenue un jour de brocante après
la découverte d'un livre étrange publié par un auteur et une maison
d'édition dont on ne retrouve aucune trace nulle part. J'ai moi aussi effectué quelques recherches pour trouver traces de l'existence de ce roman, en vain...
J'espère que cette lecture vos donnera envie de lire ce roman mais aussi de vous laissez happer pour ces titres que l'on rencontre dans les vide-greniers ou chez les bouquinistes. Bonne lecture !
I Shot Bob Marley, but I didn't shot intentionally. Oh no oh !
Comme pour la course et la marche à pied, les rues et les
places de nos villes tremblent au rythme des vide-greniers et brocantes de
toutes tailles. Pas un village qui n’organise pas sa bringue un dimanche d’été attirant
les touristes de saison. Malgré une volonté toute romantique d’échapper aux
hobbies de monsieur tout le monde me voici donc au fin fond de l’Ardèche, au
milieu d’une sympathique décharge rangée et étiquetée à l’affut de choses intéressantes. Quand, hésitant entre
acheter un beignet et aller voir les chatons dans leur boite en carton que
tient un quinquagénaire à l’air vicieux, mon œil glisse sur une couverture jaune
pétante surmontant une photo de Bob Marley tenant un ballon de football. Tu es
sûr, encore un livre, me souffle ma
conscience de trentenaire. Pourtant. Presque une phrase, ce titre chantant –qui
plagie la chanson du reggaeman– m’attire. Je dépense allègrement mes deux euros
pour le bouquin pas trop abimé, quelques pages cornées en guise de marque-page,
le dos un peu cassé, mais ça le fait. Content de ma trouvaille, je feuillette debout
au milieu du champ où se trouvent les stands : « Paris, le 27 mai 1981, les sirènes de police impriment au
gyrophare une carte bleue de la capitale. Craignant émeutes et pillages les
flics faisaient des heures supplémentaires et agissaient comme si l’élection du
10 était un coup d’état. Mitterrand avait pris ses fonctions semant la panique
dans les rangs de la maréchaussée en nommant Gaston Defferre -qui avait exigé et
obtenu du nouveau boss d’être- ministre de l’Intérieur. Personne ne les
contrôlait plus, les syndicats et les grands flics négociaient, les
commissaires fermaient les yeux sur les abus, les tabassages, les gardes à vue
sans motif, les chefs de patrouilles priaient pour ne pas avoir à remplir le PV
de la prochaine bavure, et les troufions appliquaient leur loi sur le terrain.
Seul un abruti irait volontairement emmerder les forces de l’ordre dans ce
chaos. Et plus d’une heure et demie après avoir laissé mon identité au bureau
d’accueil, j’attendais toujours dans le hall du commissariat. Des familles, des
jeunes, des policiers attendaient, s’annonçaient, passaient, mais je fus le
seul à rester. Je retournais au bureau quand le préposé salua un homme qui
sortait de l’ascenseur en l’appelant commissaire. Je me jetais à sa suite et scandait mon
histoire le plus vite possible avant que le planton ne s’approprie mon bras. Il
entreprit de m’évacuer au plus vite tandis que le commissaire me répondait sans
l’arrêter : jeune homme, en ce moment, les complots aussi nombreux
que les infiltrés du KGB; et croyez-moi je prends surement le café avec eux
tous les matins. »
De retour à la maison, je lus les 731 pages d’une traite. Entre
polar et journal intime, I Shot Bob Marley, but I didn't shot
intentionally. Oh no oh ! se révèle composite et paranoïaque. L’auteur
multiplie les notes, les inserts, les extraits de chansons ; des chapitres
entiers sont des biographies de personnages, des citations apparaissent
ici et là et tout ce métatexte nous donne à comprendre l’histoire. Au lecteur
d’assembler les fragments pour reconstituer l’intrigue. Qui tient en ces
quelques mots : l’assassin de Bob
Marley cherche lui-même les commanditaires du meurtre. Sans le savoir, un jeune
journaliste se retrouve complice d’une vaste conspiration visant à éliminer
tous les patients d’un docteur allemand, dont le célèbre chanteur.
Une histoire qui s’appuie –d’après l’éditeur, dans son Avertissement– sur des faits réels, mais
dont on a du mal à démêler le réel de la fiction. Après quelques recherches sur
le net il semble que les personnages, les dates et les évènements appartiennent
à cette première catégorie (je développe et j’ajoute des liens en bas de page).
Romain Hincker, 24 ans, vient d’entrer
à la rédaction de Rock and folk
après deux ans d’aller-retour, pour apporter ses textes et venir les chercher
avec la même mention « refusé ». L’article qui lui vaut les honneurs
de rencontrer le patron en avril 1977 est un essai sur le dérapage d’Éric
Clapton durant un concert à Londres où il tient des propos racistes, quelque
temps après avoir lancé la carrière d’un inconnu : Bob Marley. Un chanteur
jamaïcain à qui il va emprunter la chanson « I Shot the Sheriff » (avec
laquelle Clapton parviendra à la
première place du hit-parade 1974) qu’il popularisera en même temps que
son auteur. L’article de Hincker est osé, documenté aussi la rédaction lui
offre une chronique régulière. Mai 77,
Bob Marley arrive à Paris pour faire la promotion de son nouvel album Exodus. Parmi les vétérans, Romain se
voit convié à accueillir la star du reggae, mieux il est désigné pour jouer
dans le match organisé pour faire plaisir à Marley et ses musiciens. Il
n’arrive pas à croire à la chance qu’il a. jusqu'au moment où durant cette
mythique partie de foot, au pied de la tour Eiffel, le chanteur se voit
contraint de repartir blessé. Un doigt de pied arraché, la lésion s’infecte
dangereusement et Bob Marley refuse l’amputation qui
pourrait lui sauver la vie. Atteint d’un cancer généralisé, le musicien se
savait condamné, mais avait tout fait pour garder le secret et continuer ses
concerts. Quelques mois plus tard, il annule sa tournée et part subir un traitement à Rottach-Egern en Bavière. Le docteur
Josef Issels teste diverses méthodes alternatives et prolonge la vie du
chanteur non sans souffrances. La star tente de revenir en Jamaïque, mais doit
être placée en soins intensifs au Miami Cedars Sinaï Hospital où il
décède le 11 mai 1981.
Après ce terrible match, Romain Hincker se voit remercié
sans préavis. Sa carrière dans le magasine se termine là, mais la mort
conjointe de l’icône jamaïcaine (après les séances chez le controversé Dr
Issels) et l’assassinat de Salvatore Inzerillo, tous les deux âgés de 36 ans,
l’interpelle. Salvatore, présenté comme un membre de la Cosa nostra, était à
Paris au moment du passage de Marley et servait de chauffeurs aux journalistes.
Un choc pour Romain. Tout lui revient : la proposition du rédacteur d’assister
à cette rencontre alors que d’autres pigistes plus anciens furent écartés,
l’aubaine que Salvatore ait ses chaussures de sport dans la voiture, les gars
qu’il ne connaissait que depuis deux semaines qui sans relâche lui faisait des
passes pour dribler et attaquer dans les jambes de Marley,…. Après quelques
recherches, il apprend que ce même 11 mai 1981 paraît Mein Kampf gegen den Krebs. Erinnerungen eines Arztes (Ma lutte contre le
cancer : Mémoires d'un médecin)
du Dr Josef Issels aux éditions Bertelsmann
sans mentions du chanteur, pourtant son plus célèbre patient. Le
livre fait polémique dans les médias allemands car on accuse le docteur d’être
un ancien nazi –en plus d’un charlatan. Un trop-plein de coïncidences qui
décide le jeune homme à enquêter pour de bon. La paranoïa réaménage son nid,
déjà bien douillet.
Romain est seul, il s’enlise dans une enquête qui n’a pas de
sens. Son temps se répartit entre les archives, la bibliothèque nationale où il
épluche les journaux du monde entier et les salles d’attente du consulat de
Jamaïque. Épuisé, surmené par le travail et le trop-plein d’informations il
n’arrive plus à se reposer. Il pense que son appartement a été visité, que
certaines voitures se ressemblent trop pour être le fruit du hasard, que plusieurs
personnes fréquentent la bibliothèque aux mêmes horaires que lui ou que
certains de ses amis lui posent des questions ambiguës. Il n’ose plus en
parler, se sépare de sa compagne pour un temps et improvise une vie d’agent secret
–sans argent, sans panache, ni excitation. Seulement l’inconfort, la solitude
et la peur.
Une psychose qui transparait dans la composition du livre
avec des chapitres où le fond et la forme semblent codés. « Cher Victor, je t’enverrai deux cartes postales chaque semaine
(au cas où ils me surveillent, ils ne t’en enverront qu’une), si deux semaines
passes et que tu n’as rien ou une seule plusieurs fois : tu sais quoi
faire ! Merci pour tout. Voici les adresses où tu trouveras les documents.
CD //Le relais du vin, 85
Rue Saint-Denis : Coupures de journaux dans une enveloppe kraft sous la
marche la plus basse de l’escalier.
BK // Le Bougainville, 5
Rue de la Banque : pochette violette avec notes scotchées sous la
banquette du fond.
RB// Au petit bar, 6
Rue du Mont Thabor : chaussures de football appartenant à Salvatore
Inzerillo dans un sac de sport demande
à la patronne.
XD // Bâtiment Japon à la cité universitaire, 17 Boulevard
Jourdan : copies vidéos dans un sac en papier demande Mr Matsumoto
11// Paroisse Sainte-Anne de la Butte-aux-Cailles, 188 Rue de Tolbiac : unique
exemplaire du dossier de Robert Nesta Marley volé dans les bureaux du Docteur Issels
caché derrière la reproduction de L’Incrédulité du Caravage. »
Suit deux cartes postales représentant des vues de la tour Eiffel
(lieu du drame) annotées : « CD
BKRB XD et 11 mai dix-neuf cent
quatre-vingt-un.» Cryptographie et codes secrets, messages cachés, côtoient
un journal des rêves, un extrait du bottin de 81 (l’auteur semble avoir
emprunté le procédé à Modiano), des transcriptions de conversations
téléphoniques, …
Mais plus étonnant : le narrateur se permet des
variations au fil du texte. Des réécritures de passages déjà écrits, il ne
s’agit pas d’erreurs ou d’oublis, mais bien de reprises comme pour une chanson.
Ainsi dans le chapitre 6 il écrit une première version « Want
More (in case) » : « Le
chauffeur de taxi refusa, puis s’inclina quand je lui racontais tout et lui
donnait quelques billets. J’imagine que plus de gens seront au courant, mieux
se sera. Il me fallait rejoindre Munich
pour visiter la clinique du Dr Issels à Rottach-Egern. Mais le nouvel aéroport
se trouvait maintenant à Roissy et nous nous perdîmes plusieurs fois avant
d’arriver devant cette ville hors du temps. L’entrée ressemblait à une chambre
d’hôtel version cathédrale avec ses moquettes, ses distributeurs et ses
fenêtres géantes. Le chauffeur voulait m’accompagner, gratis, pour pouvoir
raconter à sa femme et ses gosses comment c’était. » qu'il reprend
ultérieurement dans le chapitre 23 « No Concrete
Jungle » : « Le
chauffeur de taxi refusa, puis s’inclina quand je lui racontais tout et lui
donnait quelques billets. Je lui fis jurer le secret, moins de personnes seront
au courant, mieux se sera pour ma sécurité. Il me fallait quitter Paris le
temps de les semer, je lui demandais de me conduire avec mes provisions et ma
tente au beau milieu du Vexin, dans les bois et de revenir me chercher dans 10 jours au
même endroit. La forêt était belle, impénétrable j’eu l’impression de me
réveiller hors du temps après l’étouffante traversée de Paris puis Cergy. Il
insista pour m’accompagner et porter mes affaires, gratis, pour pouvoir
raconter à sa femme et ses gosses qu’il m’a aidé quand je ferrais les gros
titres. »
On trouve plusieurs exemples de ce procédé puisque chaque chapitre
détourne le titre d’une chanson (à l’image du titre du livre). Le chapitre 6
fait référence à « Want More » (Vouloir plus) sur
l’album Rastaman Vibration (1976)
et le chap. 23 à « Concrete Jungle » (Jungle de béton) sur le disque Catch A Fire (1971) et c’est ainsi dans
tout le bouquin jusqu’au chapitre final. Le 36 qui s’affranchit de cette règle
et s’intitule « Nesta Robert Marley ».
Seule autre entorse, l’utilisation de la chanson « Trenchtown Rock »
issue d’un album posthume Confrontation
(1983) au chapitre 32 « Trenchtown’s Rock ». Un enregistrement qui est postérieur au temps
du récit qui se passe en 1981. Une piste de lecture, de relecture, un autre
message codé ? En conclusion le narrateur, bien qu'étant parti en Jamaïque
plusieurs chapitres auparavant, n’a rien
trouvé à Kingston alors même qu’une partie des réponses à ses questions se
trouvaient sous « le rocher de Trenchtown » (traduction littérale du
jeu de mots Trenchtown’s Rock en place du rock’n’roll de Trenchtown initial),
la ville natale du chanteur. À la relecture, la réponse se trouve effectivement
au chap. 23 –miroir du 32– mais je n’en dis pas plus au cas où vous pourriez le
lire.
L’auteur captive et déroute son lecteur, l’inquiétante sobriété
de la biographie à la fin du volume –seulement la phrase « Mathieu Mantra travaille et habite à Mexico
depuis quelques années. »- ouvre un éventail de suppositions. Absence en
ligne, point de page Facebook, de blog ou de fiche Wikipédia, le site de
l’éditeur qui apparaît « en
construction », autant de vides en écho à l’hystérie du texte. À tel
point qu’il me paraissait sûr qu’un ou plusieurs auteurs se cachaient derrière toute
cette métalittérature. Aucune piste, aucun lien. En vain, personne n’en saura
le fin mot. Avant cette investigation, après quelques chapitres lus sur le
siège avant de ma voiture incapable de décoller, je revins curieux vers la dame
du vide-grenier qui vendait « les
bouquins du grand, parti de la maison. Mais j’ai des vêtements aussi si vous
voulez jeter un œil. » n’avait pas d’autres livres du même éditeur,
seulement quelques poches : Traven, Pessoa, Ajar, Sullivan, Pynchon, Volodine,
un air de famille, j’embarquais le tout. N’ayant pas encore pris la mesure de
l’imposture à ce moment-là, je n’eus pas l’occasion de lui demander son nom ou si
son fils habitait au Mexique.
En guise de conclusion à cette quête inachevée, j’emprunte ces
phrases au chapitre 27 « Stop That ! » (en référence à « Stop
That Train » sur l’album Catch
A Fire, 1971) : « Chaque
muscle de mon visage le déforme en essayant de ressembler à ce souvenir qui
sourit dans la glace, je me coupe presque sans faire exprès. Le rasoir imprimant
dans la chair une marque à l’intention de celui que je serais demain. Toute sa
vie ne se rappeler que l’oubli. Miami brillait, dehors, imprimant un voile
blanc à son reflet. Mon reflet. Dépossédant mon double encore un peu plus
de mon identité, j’enfilais un pantalon en lin et une chemise fleurie, la
survie était à ce prix. »
I Shot Bob Marley, but I didn't shot intentionally. Oh
no oh ! de Mathieu
Mantra aux éditions La Dernière Marche
(avant !), 2011
Pour aller plus loin :
Biographie sur le site officiel de Bob Marley : http://www.bobmarley.com/history/
Vidéo archive de l’Ina sur la passion de Bob Marley pour le Football : Rastas et ballon rond : la revanche des pauvres diffusé le 15 juin 1980 sur Antenne 2 : http://www.dailymotion.com/video/x1ccixg_rasta-et-ballon-rond
Mention de cette terrible partie de football dans les médias : http://www.mondomix.com/news/bob-marley-mort-d-un-footballeur
Qui est le docteur Josef Issels ? : https://en.wikipedia.org/wiki/Josef_Issels
Ma lutte contre le cancer : Mémoires d'un médecin le livre du Dr Issels : http://www.amazon.de/Kampf-gegen-Krebs-Erinnerungen-Arztes/dp/3570047369
Qui est Salvatore Inzerillo ? : https://it.wikipedia.org/wiki/Salvatore_Inzerillo
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