Suat Derwish, Les Ombres du Yali, éd. Phébus
Mon coup de coeur :
Ahmet attend fiévreusement sa femme à leur domicile. Mais ce soir Célilé (Djélilé) ne viendra pas. Au contraire, elle fera intervenir son amant afin qu'il trouve un arrangement avec ce mari et qu'il mette un terme définitif à ce mariage qui n'a pas tenu ses promesses. Pourtant un an après cet événement, cette femme va prendre la décision de quitter son ancien amant Dermitach. Entre ses deux séparations elle invite le lecteur à prendre connaissance de son enfance particulière ayant grandi dans un yali (une vaste demeure) sur les rives du Bosphore élevée par son grand-mère Tchechmiahu et une ribambelle de domestiques. " Impossible de connaître Célilé si l'on avait pas connu ce yali et les ombres qui l'avaient habités."
Célilé nous conte sa jeunesse solitaire auprès de cette vieille femme dépassée et d'adultes trop préoccupés à vaquer à leurs occupations ou à dépouiller la famille de ses nombreux biens. Pourtant bien qu'en ruine, ce palais est pour elle digne de celui des 1001 nuits car il correspond à une enfance insouciante et confortable presque hors du temps auprès d'une grand-mère bienveillante et naïve. Cependant après la splendeur vient le temps de la déchéance qui accompagne les mutations que vit cette Empire lui aussi en train de péricliter.
A la mort de son aïeul, seule et ruinée la jeune femme est obligée de quitter sa demeure et de commencer une vie à laquelle elle n'était pas préparée. Elle a rencontré Ahmet et s'est mariée avec lui espérant retrouver une vie faite d'amour et de confort. Mais au fil des années elle s'est sentie de plus et plus absente de ce couple. Après 11 ans de mariage cet homme est devenu un étranger pour elle. Issu d'un milieu modeste, son mari a fait fortune grâce à sa force de travail. Mais en contrepartie, il a fini par négliger sa femme descendante des grands vizirs et dont le grand-père était "velittin pacha, le bras droit du sultan Abd'ul Hamit II ."
De ces réminiscences faites de bonheurs mais aussi de souffrances et de nostalgie, Célilé va puiser la force de quitter les deux hommes qu'elle a pourtant aimés mais qui sont devenus avec le temps matérialistes, calculateurs et si peu attentionnés. Désormais elle sait que la vraie vie va commencer à savoir celle d'une femme indépendante capable de subvenir à ses besoins et à ceux de son enfant.
Voici un très beau récit sur la chute de l'Empire ottoman, la condition des femmes, l'enfance perdue et les amours déçus écrit par une grande figure de la littérature féministe turque. Ce livre m'a émue par sa subtilité et par sa puissance narrative. En peu de mots, l'auteur a su composer non seulement un récit intimiste poignant et riche de références historiques mais aussi de très beaux portraits de femmes.
Photographie d'un yali (mise en ligne par www.fredak.com)
L'auteur :
Auteur et journaliste née en Turquie en 1905, Suat Derwish a longtemps séjourné en France. C'est pourquoi plusieurs de ses romans dont Les Ombres du Yali ont directement été écrits en français.
Et plus si affinités:
Le terme " yali " désigne une vaste demeure bâtie sur les rives du Bosphore à Istanbul et utilisée comme résidence (principale ou secondaire) par les élites et les classes les plus aisées. Ces palais permettaient d'ériger aux yeux de tous la beauté de l'architecture ottomane et la puissance de ses propriétaires. Laissés à l'abandon depuis l'effondrement de l'Empire ottoman, ces demeures aux vastes pièces restèrent longtemps ouvertes aux quatre vents. C'est ce contexte politique et économique qu'explore l'intrigue de ce roman.
Image d'un yali en ruine (mise en ligne par www.linternaute.com)
Et toujours plus :
Le Bosphore est le détroit qui relie la Mer Noire à la Mer de Marmara. Long de 42 km, il constitue la frontière naturelle entre les continents européen et asiatique et fut durant des siècles un enjeu géostratégique capital notamment entre les empires ottoman et britannique. Il conserve de nombreux charmes avec ces fameux yalis, ses bâtiments religieux ou ses villages de pêcheurs.
Photographie de la mosquée d'Ortaköy sur les rives du Bosphore (image mise en ligne par www.istanbul-city.fr)
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