vendredi 24 mai 2013

L'homme qui savait la langue des serpents

éditions Attila
Andrus Kivirähk, L'homme qui savait la langue des serpents, éd. Le Tripode 

Mon coup de coeur :
Voici un roman qui tient admirablement les promesses que laisse entendre une si belle couverture au titre enchanteur.
Dans un moyen-âge fantasmé, Leemet -dernier représentant du peuple de la forêt- se rappelle les événements qui ont marqué sa vie. De ses souvenirs surgissent des situations incroyables et des personnages sortis tout droit des contes pour enfants. Ainsi fait on la connaissance de son oncle spécialiste "es" langue des serpents, d'un homme en perpétuelle transmutation à la fois humain et lichens, d'un grand-père cul-de-jatte qui tue ses ennemis et ébouillante leurs os afin d'en faire un deltaplane, d'Ülgas un vieux sorcier intolérant, buté et maléfique, de Johannes un villageois qui l'est tout autant, de sa fille qui s'amourache des loups-garous, d'ours espiègles et charmeurs plus proches d'oursons en peluche que de dangereux plantigrades et dont l'un deviendra son beau-frère, d'une merveilleuse salamandre guerrière qui fut jadis le dernier rempart contre l'invasion germanique et finalement contre l'uniformisation de nos sociétés, d'anthropopithèques apprivoisant un pou géant, d'un gigantesque poisson prêt à retourner dans les profondeurs de la mer afin de profiter d'un sommeil bien mérité... Les raisons de s'étonner et de s'émerveiller au cours de cette lecture ne manquent donc pas. Mais si ce récit commence sagement il va gagner au fil des pages en rebondissements et en tension dramatique.
Bien que né au village, Leemet a grandi dans la forêt selon les valeurs défendues par ces aïeux. Cette forêt était alors un lieu de vie et de bonheur car les hommes vivaient en totale harmonie avec la nature et les animaux et parlaient une langue comprise partout et par tous : celle des serpents. Il n'était donc par rare qu'humains et serpents sympathisent. Hélas l'arrivée des germains et la modernisation forcée qu'ils vont mettre en oeuvre vont porter un coup fatal à ce mode de vie ancestral. Au fil du temps, Leemet voit la forêt se dépeupler, le village grandir, les us et coutumes se perdre. Même l'histoire de l'illustre salamandre devient progressivement une fable pour enfants. Le jeune homme vit alors cette occidentalisation comme une agression. Pourtant il admet de lui-même évoluer dans un univers passéiste et ne plus supporter le poids des traditions qui finalement l'accable. Finalement aucun des deux mondes ne trouve pleinement grâce à ses yeux. Tous les deux ont leurs contraintes et surtout leurs extrémistes (Ülgas et Tammet d'un côté, Johannes et de nombreux villageois de l'autre). La religion tout comme les superstitions sylvicoles s'avèrent souvent mortellement dangereuses. Quand elles ne tuent pas, ces deux types de croyances emprisonnent les individus et annihilent leur libre arbitre. "Il y en a qui croient aux génies et fréquentent les bois sacrés et puis d'autres qui croient en Jésus et qui vont à l'église. C'est juste une question de mode. Il n'y a rien d'utile à tirer de tous ces dieux, c'est comme des broches et des perles, c'est pour faire joli". Le narrateur n'hésite pas à décrire l'aspect artificiel de ces mondes en des termes modernes. C'est ainsi que les moines deviennent des stars et Jésus Christ une idole.
Progressivement nous assistons à la mort d'un univers merveilleux au profit d'un monde terne fondé sur la bêtise, l'exploitation et le conformisme. Un monde dans lequel avoir été la maîtresse d'une nuit d'un chevalier ou devenir un de leurs serviteurs est gratifiant : "-Tu rêves d'être valet ?(...) -Bien sûr ! Ce serait super ! Pouvoir vivre dans un château et parler avec des chevaliers qui viennent de l'étranger. Mais c'est très difficile d'y arriver : tout le monde veut devenir valet mais ils en prennent rarement parmi leurs paysans, ils préfèrent les importer : nous sommes trop nigauds et nous risquerions de leur faire honte lorsqu'ils sont en fine compagnie."
Avec le temps Leemet va finalement apprendre à accepter sa condition de dernier de sa lignée et devenir ainsi l'ultime témoin et gardien d'un monde sauvagement éradiqué.

Au-delà de son aspect folklorique et fantastique, L'homme qui savait la langue des serpents raconte l'émergence et l'uniformisation d'un monde pourtant fondé sur la bêtise et l'intolérance et qui encourage les hommes à se dominer ou à s'entre-tuer les uns les autres. Il raconte aussi le désenchantement de celui qui a assisté impuissant à l'apparition radicale de ce mode de vie. Toutefois ce récit n'est pas sans humour et certaines situations sont savoureuses car l'auteur s'amuse non seulement avec les références faites aux récits classiques et populaires mais aussi avec les personnages, les anachronismes et les registres linguistiques. Nous avons donc un récit iconoclaste, irrévérencieux dont la puissance dramatique est parfaitement maîtrisée. Un roman captivant qui emporte et intrigue. Nous avons à faire à un romancier qui nous bouscule par sa virtuosité et son culot. Il nous offre un extraordinaire livre/pamphlet qui nous interroge sur notre rapport au monde tout en nous divertissant. Les mots me manquent pour dire à quel point j'ai été éblouie par ce roman qui m'a totalement saisie.

C'est un récit merveilleux et ce dans tous les sens du terme. D'autant plus qu'il est admirablement mis en valeur par le travail fait par les deux éditeurs d'Attila.


L'auteur :
Né en 1970 à Talinn, Andrus Kivirähk est devenu un véritable phénomène littéraire grâce à ce livre. Egalement journaliste et essayiste, il est auteur de pièces de théâtre et de nouvelles. Par deux fois, il a reçu le prix Frideberg Tuglas et celui de la Fondation estonienne pour la culture.

Et plus si affinités :
Drôle de bestiole cette salamandre qui est tout à la fois ce batracien à l'apparence de lézard géant et cet animal fantasmagorique. C'est bien évidemment de celle-ci dont j'ai envie de parler. Celle que de nombreuses légendes entourent et qui a inspiré philosophes, historiens, écrivains ou hommes d'état. Cet animal -symbole de feu et de pureté- est très présente dans les bestiaires médiévaux européens dans lesquelles il est synonyme de chasteté et d'indestructibilité. Selon les grecs la salamandre pouvait non seulement survivre aux flammes mais encore les éteindre au seul contact de sa peau. Elle pouvait aussi tuer un homme avec une seule et unique goutte de son venin et lorsqu'elle tombait dans un puits ou dans n'importe quelle étendu d'eau elle les empoisonnait jusqu'à la source. Selon d'autres croyances, elle symbolise la foi qui ne peut être détruite. Quand Pline l'évoque c'est pour faire d'elle un reptile quadrupède et ailé. Pour les alchimistes elle symbolise le feu, élément essentiel à la transformation du plomb en or et François 1er a fait de cet animal son emblème accompagné de la devise suivante : " nustrico et extinguo "(" je nourris et j'éteins "). Enfin Kivirähk fait d'elle l'ultime rempart contre les envahisseurs germains et l'objet de tous les espoirs pour un peuple en train de disparaître.

les salamandres légendaires
La Salamandre blason de François 1er (image mise en ligne par jack35.files.wordpress.com)


1 commentaire :

  1. Tom Jim Dakota JR.3 juillet 2013 à 10:28

    J'ai craqué, je viens de le chopper sans attendre une version poche, mais l'objet est vraiment sympa avec tout ce paratexte et ces digressions.
    j'ai hâte de lire ça après les bouquins de la rentrée litt.

    Merci du conseil.

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