mardi 30 avril 2013

La Mélancolie de la résistance


Làszlo Krasznahorkai, La Mélancolie de la résistance, éds Gallimard 

Mon coup de coeur :
Un magnifique titre pour un roman qui ne l'est pas moins !
Il y a tout d'abord cet incroyable incipit qui m'a coupé le souffle tant je l'ai trouvé éblouissant et dans son propos et dans sa construction. Tout commence par un étourdissant et mémorable voyage en train. Celui qu'effectue Mme Pflaum, vieille dame revêche et apeurée, pour rentrer chez elle après un bref séjour chez sa soeur. Au cours de ce périple, cette pauvre bonne femme se sent agressée par son voisin de compartiment et ce dans l'indifférence la plus totale. Pour autant nous  ne savons pas vraiment si la menace est réelle ou non. Ce sentiment d'insécurité perdure lorsqu'en tentant de regagner sa demeure elle traverse la ville et rencontre quelques personnes un peu louche. Même une fois arrivée chez elle, cette dame ne se sent toujours pas rassurée. Terrorisée, le souffle court, elle ne rêve que de s'enfermer à double tour. Mais la venue  impromptue de Mme Eszter ruine son projet de s'isoler du monde extérieur et de faire de son intérieur une forteresse imprenable. Décidément rien ne se passe comme elle l'espérait. Une force indéfinissable se joue d'elle: "Le cours des habitudes était aléatoire, un indomptable chaos avait bouleversé les mécanismes quotidiens, l'avenir était insidieux, le passé révolu, le fonctionnement de la vie courante imprévisible." Continuellement agressée, témoin et victime d'une menace diffuse mais finalement bien réelle, Mme Pflaum introduit le lecteur dans un univers singulier et intrigant dans lequel les arbres centenaires se déracinent, les bâtiments publics vacillent et la population s'agite étrangement.
Ainsi de ce voyage en train en compagnie l'acariâtre Mme Pflaum qui inaugure le récit de façon tonitruante au cataclysme qui clôt le livre, ce roman va nous entraîner dans un univers troublant, hypnotique et crépusculaire. Construit en trois chapitres distincts reprenant trois perspectives narratives différentes, ce récit mêle la vision tragique et burlesque d'un Beckett à l'absurdité terrifiante d'un Kafka. Tous les événements sont perçus et racontés selon le point de vue du personnage que l'on suit. De fait, nous ignorons toujours s'il perçoit les choses comme elles se déroulent ou s'il se laisse aller à quelques fantasmagories.
Nous avons seulement l'intuition que la nervosité excessive voire irrationnelle de Mme Pflaum annonce un bouleversement imminent et imparable.
En effet sa petite ville de province va être irrémédiablement perturbée par l'arrivée d'un sinistre cirque itinérant qui traîne derrière lui le cadavre desséché d'une gigantesque baleine. L'exposition de cette baleine sur la place publique entraîne une vague de paranoïa, d'émeutes et de violence. Mais le cétacé n'est qu'un leurre, un "cheval de Troie" derrière lequel se cache "le Prince" (des ténèbres ?) étrange personnage auquel la population attribue des pouvoirs néfastes et qui organiserait le chaos général et la destruction de la ville. Ce prince serait secondé par "une armée d'ombres" qui déferlerait dans les rues semant la terreur et l'anarchie derrière elle.
Au sein de cette foule terrorisée et/ou haineuse trois personnages sortent du lot. Janos Valuska un jeune homme naïf considéré par tous comme l'idiot du village. Monsieur Eszter un musicologue excentrique obsédé par les harmonies Werckmeister et qui tente de retrouver l'harmonie originelle qu'aurait rompue le fameux Werckmeister compositeur et organiste allemand du 17è siècle. Et sa femme -dont il est séparé- l'ambitieuse et manipulatrice Madame Eszter qui encourage les émeutes pour mieux récupérer le pouvoir une fois le calme revenu.
Le retour à l'ordre étant plus douloureux que le chaos, seule l'antipathique madame Ezster bénéficiera de la situation. Selon Mme Pflaum: "Mme Eszter, qui deux semaines plus tôt avait été, de façon scandaleuse, reléguée à l'arrière-plan, était devenue le maître absolu de la situation (...) Naturellement, "les alouettes ne lui étaient pas tombées toutes rôties dans le bec", elle avait pris tous les risques".
Quant à Janos et M. Eszter, ils finissent tout deux défaits. Janos -témoin de la violente scène de bastonnade qui éclatera à l'hôpital- devient plus ahuri qu'avant et M. Eszter cesse définitivement de rechercher ses harmonies parfaites acceptant dorénavant le monde comme il est. Si les habitants ont regagné leur tranquillité, ils ont perdu leurs idéaux et leur libre-arbitre.


C'est avec brio que l'auteur arrive à peindre la désolation et l'effondrement de la vie sociale de cette petite bourgade. Ce récit -au titre à la beauté énigmatique- peut être considéré comme une relecture de l'histoire de nombreux pays d'Europe Centrale ayant subit le joug d'un régime politique totalitaire.

Bien que difficile, je me suis laissée happée par ce récit admirablement visuel composé de longues phrases époustouflantes, de rythme, d'ellipses et ... d'humour, l'auteur n'hésitant pas à inclure des scènes drôles ou absurdes au milieu de toute cette noirceur.


L'auteur :
Laszlo Krasznahorkai est né en 1954 en Hongrie. Il partage son temps entre son pays, Berlin et le Japon (qui lui a inspiré le roman Au Nord par une montagne, au sud par un lac, à l'ouest par des chemins, à l'est par un cours d'eau aux éditions Cambourakis).
En 2015, sept de ses romans sont été traduits en français grâce aux éds Gallimard, Vagabonde et Cambourakis :
Tango de Satan (Sátántangó), éds Gallimard (2000)
La mélancolie de la résistance (Az ellenállás melankóliája), éds Gallimard (2006)
Au nord par une montagne, au sud par un lac, à l'ouest par les chemins, à l'est par un cours d'eau (Északról hegy, Délről tó, Nyugatról utak, Keletről folyó), éds Cambourakis (2010)
Thésée universel (A Théseus-általános), éds Vagabonde (2011)
La Venue d’Isaïe (Megjött Ézsaiás), éds Cambourakis (2013)
Guerre et guerre (Háború és háború), éds Cambourakis (2013)
Sous le coup de la grâce,  éds Vagabonde (2015)


Et plus si affinités :
Le deuxième chapitre de ce roman a fait l'objet d'une sompteuse adaptation cinématographique signée Belà Tarr: Les Harmonies Werckmeister. J'ai d'abord été émerveillée par film avant de l'être par le roman.
Exigeant, d'une élégance insolente et d'une portée métaphysique précieuse, je considère ce film comme un long poème visuel où le spectateur assiste médusé à l'effondrement d'une ville paisible et à la perte d'humanité de ses habitants. Contrairement au roman, le film narre uniquement la folie et la soif de violence qui s'emparent des hommes.
Le cinéaste laisse rapidement de côté Mme Ezster (et les autres personnages féminins) pour se consacrer uniquement aux figures masculines et particulièrement à Janos qui devient alors la figure centrale du film, celle qui nous y introduit et celle qui le clôt. 
J'ai été subjuguée par la beauté du noir-et-blanc et l'incroyable poésie qui émane des plans séquences et des travellings (celui qui ouvre le film est époustouflant). J'ai été cueillie par la beauté des images, la maîtrise des mouvements de caméra et la qualité de la photographie. J'ai encore en mémoire le corps filiforme de Janos Valuska traversant ce noir et blanc, passant de l'ombre à la lumière et inversement, essayant ainsi de s'extirper des ténèbres pour regagner la lumière -tout un symbole !- tout comme j'ai admiré la scène de l'installation de la baleine sur la petite place publique. Cette scène quasi muette ( ce plan séquence de presque 5mn) est faite de travellings (la camera avance ou recule "physiquement" indépendamment d'une quelconque modification de la focale), de "pano" circulaires ( le plan est circulaire à partir d'un point fixe ) et d'immobilité. 
Belà Tarr réalise là une fable ténébreuse, envoûtante et quasiment fantastique. Comme le lecteur de Mélancolie, le spectateur est ici plongé dans un univers chaotique et subjuguant.
Afin de vous faire une idée du film, voici un extrait de la scène d'ouverture: alors qu'il s'apprête à fermer son bistrot poisseux, le tenancier laisse entrer Janos qui à la demande des habitués -bien contents de rester au chaud pour boire- fait la démonstration du système solaire utilisant le corps des ivrognes  en guise de planète:

(vidéo mise sur Youtube par Aldimitris)

Si vous désirez lire un article consacré à ce film je vous conseille la critique des Harmonies Werckmeister par Jean-Luc Lacure du ciné-club de Caen
Et pour les passionnés de cinéma et plus particulièrement de Belà Tarr, sachez qu'il existe un numéro de l'Avant Scène cinéma qui lui est entièrement dédié.

Et toujours plus :
Ce même roman a fait l'objet -en 2014- d'une adaptation théâtrale au mc93 (théâtre de Bobigny).
Vous pouvez aussi vous plonger dans Thésée Universel dont la lecture prolonge et enrichit celle de Mélancolie de la résistance.

4 commentaires :

  1. Du coup je note ce titre en priorité, il me tente encore davantage que "Thésée universel"... il semble à la fois aussi beau et aussi désespéré que Guerre et guerre !

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    1. Merci. Grâce à ton coup de coeur, j'ai fait de même avec "Guerre et guerre" (http://bookin-ingannmic.blogspot.fr/2016/03/guerre-et-guerre-laszlo-krasznahorkai.html) ;-)
      "Mélancolie de la résistance" est moins épuré, plus dense, plus stylistiquement et thématiquement riche et plus hypnotique que "Thésée universel" et il est effectivement porté par une magnifique noirceur. Toutefois ce dernier peu être lu soit comme introduction soit comme un contrepoint à l'oeuvre (imposante voire intimidante) de Krasznahorkai.
      J'espère que l'on aura d'autres occasions de reparler de cet auteur. En attendant je te souhaite de belles découvertes livresques !

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  2. On peut signaler qu'outre "les Harmonies Werckmeister", Kraznahorkai a écrit tous les scénarios des films de Belá Tarr, dont Satantango ou le magnifique "Cheval de Turin".
    Petite remarque : le nom de "l'héroïne" s'orthographie Eszter et nom Ezster.

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    1. Merci, c'est corrigé !
      Quant au "Tango de Satan", j'ai eu le plaisir de le voir au cinéma (7 heures de film et 2 entractes d'une dizaine de minutes). Quel choc !

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