mardi 30 décembre 2014

Un monde flamboyant

Siri Hustvedt, Un monde flamboyant, éds Actes Sud

Mon coup de coeur :
Quelques mois après son décès, Harriet Burden surnommée Harry -une artiste à la personnalité complexe et l’oeuvre austère- fait l’objet d’une recherche universitaire mené par I.V. Hesse qui ,en rassemblant de nombreux et riches témoignages des personnalités qui ont l'ont côtoyée, propose une enquête "work in progress" ayant pour arrière-plan le marché de l’art new-yorkais. Pages après pages le récit éclaire progressivement le parcours de cette femme qui fut à la fois l'épouse aimante d’un influent et richissime marchand d’art dans l’ombre duquel elle a vécu, une mère affectueuse, présente et inventive, une  maîtresse extravageante mais aussi une artiste incomprise. Un Monde flamboyant n'oublie aucun des aspects de sa personnalité et les fait se dialoguer, se confronter et s'enrichir mutuellement.                                                                                                  
26 ans, Harriet Burden -grande et gironde femme d'1m88- tombe follement amoureuse de Felix Lord -un galeriste reconnu de 20 ans son aîné- au point de mettre de côté ses aspirations d'artiste pour n'être qu'épouse puis mère. La mort subite de ce dernier va réveiller chez elle un besoin urgent et inattendu de s'accomplir en tant qu'artiste et d'être reconnue en tant que telle. Ainsi Harry se précipite t-elle corps et âme dans le monde de l'art contemporain new-yorkais. Mais l'accueil des critiques et des galeristes est plus que glacial. Les premières expositions signées de son nom furent sujettes à des railleries et à du mépris. Plus qu'une désillusion, c'est un désenchantement pour cette femme qui va alors imaginer un subterfuge complexe, radical et machiavélique pour convaincre les professionnels de l'art du bien fondé de ses oeuvres. Influencée par les quelques femmes qui sont devenues des "hommes" illustres dans leur domaine de prédilection ( à l'instar de "Billy Tipton, musicien de jazz renommé, né Dorothy Lucille Tipston en 1914" dont les p43-44 rendent compte de ces parcours hors-norme), Harry va demander à trois artistes hommes aux univers, tempérament et parcours différents de prendre possession de ses poupées et de ses installations aussi singulières voire dérangeantes soient-elles. Dès lors, le public et les galeries vont apprécier successivement les expositions d'Anton Tisch (un jeune homme séduisant mais novice et psychologiquement perturbé), de John Whittier alias Phineas Q. Eldridge (qui avait le double avantage de savoir ce qu'est le "mal identitaire" -lui qui avait changé de nom  "pour célébrer (son) deuxième avatar"- et d'être déjà admis par le milieu) et de Rune (un artiste confirmé qui pouvait même se vanter d'être une des coqueluches new-yorkaises d'alors). Chacun -en revêtant provisoirement le masque d'Harriet Burden- va exposer secrètement mais avec succès les oeuvres iconoclastes de leur Pygmalion. Toutefois, le retour de bâton va être cruel car non seulement chacun de ces hommes va vivre difficilement les conséquences de cette usurpation d'identité mais encore le subterfuge va confirmer ce que Harry redoutait, à savoir que le milieu de l’art new-yorkais est profondément sexiste mais également rancunier. Car s'il y a eu mystification au nom de l'art, il y a surtout eu un affront cinglant fait au public et aux connaisseurs. Si le roman rend compte d'un rapport de force coriace entre Harriet Burden et la critique, il dénonce par ailleurs le manque d'équité qui régit le monde de l'art contemporain, car non seulement les expositions montées à New-York et signées par des femmes sont minoritaires mais encore leurs œuvres se vendent bien moins chères que celles d'artistes masculins et sont moins bien relayées par les médias que celles de ces derniers. Malgré un surnom masculin derrière lequel elle aurait pu se cacher, Harriet Burden se voit systématiquement contrainte par la société et même par ses proches à jouer les rôles de femme, de mère ou d'amante. Plus qu'une biographie fictive, Un monde flamboyant c'est également une critique socio-économique du monde de l'art et d'une certaine frange de la société américaine fondamentalement conservatrice.

Derrière le masque de I.V. Hesse, Siri Hustvedt propose une lecture "attentive" des carnets de l'artiste Harriet Burden et un portrait en mosaïque de cette dernière grâce aux déclarations protéiformes des personnes qui ont évolué à ses côtés. Longtemps cantonnée dans le rôle d'épouse parfaite (de potiche ?) auprès de feu son mari critique d'art, Harry fait de son veuvage un moment d'émancipation. Mais comment fait-on pour passer d'épouse discrète à artiste possédé et intransigeant ? A travers son parcours, le récit nous questionne sur de nombreux points.

Au-delà des thèmes des souvenirs personnels et subjectifs que chacun de nous pouvons avoir d'un proche ou d'un événement et de la condition des femmes dans un univers majoritairement masculin (à l'instar de la propre place de l'auteur qui fut longtemps appelé Mme Paul Auster), le parcours d'Harriet Burden interroge sur ce qu'est l'Art, ce qui fait un artiste (est-ce celui qui fait ou celui dont le nom est inscrit sur l'oeuvre ?), sur notre manière de percevoir et comment cette perception peut être influencée par des considérations externes "nous voyons surtout ce que nous nous attendons à voir". Au final ce récit parle avec intelligence tout autant du parcours chaotique d'une femme artiste intransigeante et excentrique, que de notre façon souvent orientée d'accéder aux oeuvres et que d'un milieu artistique new-yorkais cloisonné et intolérant. Quelqu'un aurait-il eu le courage d'exposer les oeuvres d'Harry si le fait qu'elle en soit l'auteur avait été rendu publique ? Elle-même doutait de la capacité du milieu artistique et culturel à accepter son travail et encore moins à en donner une valeur artistique et pécuniaire :"Je soupçonnais que si j'étais arrivée sous un autre emballage, mon oeuvre aurait pu être accueillie ou, du moins, approchée avec plus de sérieux." Son ambition était d'être acceptée et reconnue aussi bien en tant que femme qu'en tant qu'artiste. L'un des versants ne devant pas dévaloriser l'autre.

J'ai aimé les récits enchâssés qui constituent ce roman, la variété des formes narratives convoquées (la succession de lettres, d'entrevues, d'articles ...) ainsi que celle des genres littéraires utilisés (Un Monde Flamboyant est tout à la fois un roman, une biographie, un essai sur l'art et/ou sur la condition des femmes et le tableau d'une certaine société américaine). D'autant plus que le tout constitue un ensemble cohérent et captivant. Mais je me dois de signaler que cette lecture est d'autant plus exigeante et difficile d'accès que le jeu de faux-semblant élaboré par l'auteur est réussi mais retors. D'autant plus que celui-ci reste fidèle à la complexité du personnage d'Harry, la révélant successivement amoureuse, passive, fragile, passionnée, autoritaire, sensuelle, généreuse, subversive, manipulatrice, combative et surtout changeante et en proie à une quête identitaire sans fin.

Finalement Un monde flamboyant est à l'image de cette femme : hors-norme, ambiguë, insaisissable, complexe et captivant. Siri Hustvedt se joue des frontières entre la réalité et la fiction pour faire de son récit labyrinthique et trans-genre un ovni qui oscille tantôt vers la biographie tantôt vers l'essai tantôt vers la fiction, laissant son lecteur envahi par un sentiment conjoint de curiosité et de perte de repères. Cela m'a tour à tour amusée, surprise, charmée, intriguée mais au final je suis contente d'avoir eu accès à cette oeuvre qui n'est peut-être pas mon coup de coeur de la rentrée mais que je trouve personnellement enrichissante et même divertissante. J'aime les récits qui déstabilisent leur lectorat et le force à devenir un acteur de leur propre lecture. Merci aux matchs de la rentrée littéraire PriceMinister-Rakuten de m'avoir permis de lire ce roman et de découvrir un auteur.


L'auteur :
Née de parents d'origine norvégienne, Siri Hustvedt est une poétesse, essayiste et romancière américaine. Mariée à l'écrivain Paul Auster, elle vit à Brooklyn avec leur  fille Sophie.
Ses œuvres -publiés en France par les éditions Actes Sud- sont à ce jour traduites dans seize langues.
Certaines comme Les Yeux bandés (1992) ou Tout ce que j'aimais ont connu un succès international retentissant. Déjà dans certains de ses précédants livres - dont La femme qui tremble (2010) et Vivre Penser Regarder (2013)-  Siri Hustvedt interrogeait la place des femmes dans la société actuelle et les formes variées que peuvent prendre la fiction romanesque.

Et plus si affinités :
A l'instar de la fictive Harriet Burden, d'autres artistes réellement vivants ont élaboré des subterfuges dans leur art de prédilection :
Il y a seize ans de cela, l'écrivain William Boyd inventait ex-nihilo l'existence d'un artiste américain prénommé Nat Tate soit disant tombé dans l'oubli. Celui-ci aurait marqué de son empreinte les années 50 avant de sombrer intégralement dans l'anonymat. Grâce à quelques dessins effectués de sa main et à la complicité de quelques personnalités comme Gore Vidal et David Bowie. la mystification dura plusieurs semaines avant qu'un journaliste ne vendit la mèche provoquant alors un bref mais intense scandale... Toutefois l'artiste fictif n'a depuis pas totalement disparu puisque "Nat Tate" a fait l'objet de plusieurs documentaires, la biographie rédigée par son créateur a même été traduite en français (publiée au Seuil) et en allemand, et l'un de ses prétendus dessins -le "pont n° 114"- a fait partie d'une vente aux enchères à Londres. William Boyd justifia a-posteriori son canular par cette déclaration brève mais efficace : "Mon but premier était de démontrer combien une pure fiction pouvait être puissante et crédible et, dans le même temps, d'élaborer une sorte de fable moderne sur le monde de l'art ".
Des années auparavant, une autre supercherie littéraire avait fait la Une des journaux : celle de Romain Gary/Emile Ajar. Afin de démontrer qu'un auteur n'est pas forcément réduit à un unique style reconnaissable parmi tant d'autres, Romain Gary se promet d'écrire des romans sous une autre identité sans que quiconque puisse reconnaitre l'auteur derrière le masque. Pari réussi haut la main puisqu'il est à ce jour le seul romancier à avoir gagner deux Goncourt sous deux noms différents : en 1956 pour Les Racines du ciel signé Romain Gary et la seconde fois sous le pseudonyme d’Émile Ajar en 1975 pour La Vie devant soi.

Et toujours plus :
Découvrir l'univers de la plasticienne Louise Bourgeois qui s'est souvent heurtée à la pensée conventionnelle des critiques et des galeristes de son époque et dont le parcours chaotique a inspiré Siri Hustvedt lorsque cette dernière a dû inventer le personnage d'Harriet.

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