mardi 6 août 2013

L'invité(e) du Bruit délivre (1)


L'invité(e) du Bruit délivre

Depuis plusieurs semaines, je tenais à enrichir ce blog en donnant la parole à des libraires, auteurs ou éditeurs et en les laissant librement choisir le sujet et le ton de leur page. 
Je souhaite avec ce nouveau rendez-vous non seulement vous surprendre mais surtout aiguiser votre curiosité naturelle, ainsi que la mienne.

Mon invité :
Mon premier invité s'appelle Stephan. Non seulement c'est un très bon ami mais c'est aussi un libraire expérimenté et un homme curieux, passionné et passionnant. Ses domaines de prédilection sont le cinéma, la peinture, la littérature et la BD . C'est d'ailleurs un fan inconditionnel de comics. Vous pouvez découvrir l'étendue de sa passion -et de sa folie- sur tumblr : http://lifeascomics.tumblr.com/ et sur Pinterest : http://pinterest.com/chaldjian58/ . Remarquable !
Je suis doublement heureuse d'abord parce qu'il a accepté sans retenu d'être mon premier invité et aussi parce qu'il a rédigé ce formidable article consacré à Enig Marcheur de Russell Hoban, éds Monsieur Toussaint Louverture -une maison d'édition dont j'aime le travail. Je vous laisse maintenant découvrir son coup de coeur ainsi que sa personnalité et son univers :

Son coup de coeur :
 L'Apocalypse selon Russell HOBAN


littérature anglo-américaine
 Je dois à la clairvoyance d'un ami de m'avoir invité dans la librairie Charybde, dans le douzième arrondissement de Paris, à une présentation/lecture d'ENIG MARCHEUR (Riddley Walker en anglais) de Russell HOBAN aux éditions Monsieur Toussaint Louverture . En pénétrant pour la première fois dans cette magnifique librairie par cette journée d' hiver 2012, j'ai senti que tous les participants avaient l'air, sinon de se connaître, du moins de faire partie d'une communauté de lecteurs qui partageaient bon nombre de références en commun. Je dois avouer que ce n'était mon cas, une grande partie des auteurs et des livres cités ici m'étaient inconnus. Merveilleuse impression d'assister à un moment important, celui où l'on se sent accéder à un nouveau champ d'expériences et de connaissances... La lecture fut assez éprouvante vu les particularités linguistiques du texte et les débats ont tourné, à juste titre ce soir-là, sur les parti-pris et les prouesses de la traduction qui s'apparentait à une véritable invention/transposition.
De toute façon, cela faisait déjà beaucoup pour une soirée autour de ce texte inclassable écrit entre 1974 et 1979 et qui peut s'apparenter, pour le classer (trop) hâtivement, au registre de la littérature d'anticipation et post- apocalyptique.

 Je dois au même ami de m'avoir prêter ce livre quelques temps après et de l'avoir lu dans une sorte de transe et d'excitation inédites.
Lecture éprouvante certes et exigeante, mais je comprends maintenant les éloges lus et entendus à son sujet, la préface de  Will Self est très éclairante mais après-coup seulement, car lire cet ouvrage c'est faire une véritable expérience, comme lire une partition à haute-voix, et la traduction fonctionne finalement très bien, elle a su trouver les jeux de mots et les références sémantiques adéquates au français. Ce qui fait d' ENIG un livre unique dans chaque langue dans laquelle il est ou sera traduit. Le texte possède sa propre logique interne due à la langue anglaise mais il possède une force et une cohérence encore plus profondes qui contaminent les autres langues et, finalement, les lecteurs eux-mêmes.

 Mais l'autre versant de cet engagement du lecteur dans ce texte incroyable c'est son histoire même. Que raconte donc ENIG qui le distingue des autres essais de transcription d'une terre et d'une humanité ravagées par une Grande Catastrophe? Le personnage est lui-même habité par des voix et des bribes de mémoire qui le traversent et finissent, au cours du livre, par fonder sa propre vision prophétique ou immémoriale de ce que fut un jour l'humanité. Enig Marcheur réalise ce tour de force sans avoir recours aux procédés habituels du fantastique et de la S-F, mais en puisant dans le coeur même des mythes et dans ce qui les transmet de façon vivante, à savoir : le théâtre, la parole, le chant et la mémoire. Dans un monde retourné à l'oralité la plus ancienne, le langage assume désormais des fonctions mythiques et poétiques, parfois obscures et fatales, parfois éclairantes et salvatrices. On peut dire qu'un des sujets de ce texte, par sa construction et l'effort qu'il demande à son lecteur pour s'acclimater à cette mutation, serait le langage lui-même comme possibilité de reconstruire des liens organiques avec un passé révolu et devenu incompréhensible aux survivants. Au lieu de simplement, si l'on peut dire, faire la description de ce monde ancien et englouti, Russell HOBAN propulse la dystopie de ce futur tristement envisageable vers une direction inédite à ce jour.  Sur une trame connue, un groupe de survivants lutte contre l'adversité d'un monde hostile, ENIG nous fait partager de l'intérieur l'état mental et affectif d'une telle expérience. Le travail fabuleux sur la langue, la réinvention des mots et des phrases, n'ont rien de commun avec une démarche d'avant-garde textuelle.  Au contraire, on finit par comprendre que ce texte météorique plonge ses racines dans la légende des Saints, des Mystères du Moyen-Âge, et tend à réinventer une vraie cosmogonie à partir de la disparition du monde du XXéme siècle. Non seulement le monde ancien a disparu mais aussi la mémoire de ce monde,  le langage lui-même a été brisé, les mots détruits et recomposés selon une logique cryptée. Lire ENIG c'est faire soi-même l'expérience de ce non-savoir, accepter de perdre ses repères pour explorer à tâtons la légende dorée des hommes dans ce terrible avenir. Chanson de gestes hallucinée jouée sur les tréteaux d'un Guignol noir et cruel (Punch en Angleterre), le livre révèle de fulgurantes visions: rites de passage, initiations, secrets mortels, rapports de pouvoir terrifiants..
  Sa grande force, je trouve, est cette capacité d'avoir élevé au rang de mythologie les traces perdues d'une tradition ancestrale et les éléments même de notre modernité scientifique. Cela crée une profondeur, et une troublante familiarité, de voir notre conception du monde techno-scientifique devenir un ensemble de croyances confuses, mystérieuses, et au final aussi obscures que les Mystères joués dans les théâtres Antiques. (Il existe d'ailleurs une version théâtrale de Riddley Walker.)  Et tout cela, il faut le redire, conçu et écrit de 1974 à 1979..
Russell Hoban a donné énormément de références philosophico-théologiques à son histoire et, de façon incroyable, en nous faisant entendre la voix d'un personnage attachant bien décidé à survivre en écoutant, sans toujours les comprendre, les voix venues du passé qui le  traversent malgré lui.
 Tout ça dans une langue qui peut s'entendre comme l'écho dénaturé des anciennes langues, mais qui finalement serait plutôt une nouvelle langue qui ferait entendre des rapports inédits/inouïs entre les mots, les concepts, les gens. Et si un jour on cherchait les fondements métaphysiques, de notre époque, on pourrait les trouver en grande partie dans ce texte prophétique, c'est une belle leçon que de nous montrer à voir notre temps à partir de son effondrement, sa nuit, son cauchemar souvent, et malgré tout donner une perspective à ce chaos, un sens quasi religieux et symbolique souvent méconnu, un sens profond de ce qui fait de nous des individus liés à une communauté donnée.
Malgré sa noirceur et sa radicalité, Enig Marcheur représente quand même un nouveau départ, un nouvel espoir dans un monde sans dieu, mais non dépourvu de sens du sacré, basé sur un théâtre et une représentation du monde de la dérision, voire de la cruauté, diront certains.  En dernier recours c'est un parcours initiatique d'une conscience qui s'individualise en reprenant à son compte tous les mythes de sa réalité et en les portant au point où un avenir commun redevient possible. Refondation visionnaire, jeu magique, chronique d'une histoire commune inconnue, en cela la lecture même d'ENIG réactiverait un sens perdu par l'énonciation de mots et d'images enfouis et oubliés.

A noter, du même auteur, en folio junior : Souris père et fils, l'histoire de deux souris mécaniques jetées à la décharge un soir de Noël et qui doivent reconstruire leurs vie après bien des "énigmes, batailles et étranges rencontres". Un beau conte noir et joyeux à lire en parallèle et qui résonne des échos d'Enig.
Stephan

Enig Marcheur de Russell Hoban -traduit du riddleyspeak (Anterre) par Nicolas Richard- aux éds Monsieur Toussaint Louverture.

Quelques mots sur l'auteur et son traducteur :
RUSSELL HOBAN est né le 4 février 1925 en Pennsylvanie et est décédé le 13 décembre 2011 à Londres. Graphiste et illustrateur à ses débuts, il a beaucoup travaillé pour la télévision, la publicité et le cinéma. Son premier livre est paru en 1960. Jusqu’à sa mort, il a exploré à travers ses livres -fantastiques ou au contraire ancrés dans la réalité, historiques ou pour la jeunesse- l’humanité, les croyances et les liens profonds qui unissent les hommes. Considéré comme l’un des plus grands auteurs américains contemporains, Russell Hoban a signé avec Enig Marcheur une œuvre phénoménale, saluée par le public et par de nombreuses récompenses.

NICOLAS RICHARD est né en 1963 et a traduit de l’anglais de grands noms de la littérature anglo-américaine dont Thomas Pynchon, Richard Powers, Philip K. Dick, Nick Hornby, Woody Allen, Art Spiegelman, Hunter S. Thompson, Richard Brautigan, James Crumley ou Harry Crews. Il est lui-même auteur d'un roman Les cailloux sacrés et d'un recueil de nouvelles Week-end en couples avec handicap et a également travaillé avec Quentin Tarantino. Enfin, il a en son temps retapé des appartements à Brooklyn, posé nu pour des étudiantes, pratiqué l’escalade en falaise et a manager plusieurs groupes de rock. Il dit habiter actuellement près d’un fleuve, à côté d’une voie ferrée. Et pour en connaître davantage sur ce traducteur, je vous renvoie vers un article signé Claro (in "Le clavier cannibal") dans lequel ce dernier dit tout le bien qu'il pense de son travail.

N.B. :
Librairie Charybde au 129 rue Charenton, 75012.
https://www.facebook.com/librairie.charybde

lili M

2 commentaires :

  1. Bonjour Lili, je n'ai pas laissé de commentaires à tous tes articles mais bravo pour ton blog, il est super ! Bonne continuation et bon challenge Famille !

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  2. Merci. Pour tout te dire, je ne m'attendais pas à un tel engagement et à devoir y passer autant de temps lorsque je me suis lancée dans cette aventure.

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