mardi 30 avril 2013

La Mélancolie de la résistance


Làszlo Krasznahorkai, La Mélancolie de la résistance, éds Gallimard 

Mon coup de coeur :
Un magnifique titre pour un roman qui ne l'est pas moins !
Il y a tout d'abord cet incroyable incipit qui m'a coupé le souffle tant je l'ai trouvé éblouissant et dans son propos et dans sa construction. Tout commence par un étourdissant et mémorable voyage en train. Celui qu'effectue Mme Pflaum, vieille dame revêche et apeurée, pour rentrer chez elle après un bref séjour chez sa soeur. Au cours de ce périple, cette pauvre bonne femme se sent agressée par son voisin de compartiment et ce dans l'indifférence la plus totale. Pour autant nous  ne savons pas vraiment si la menace est réelle ou non. Ce sentiment d'insécurité perdure lorsqu'en tentant de regagner sa demeure elle traverse la ville et rencontre quelques personnes un peu louche. Même une fois arrivée chez elle, cette dame ne se sent toujours pas rassurée. Terrorisée, le souffle court, elle ne rêve que de s'enfermer à double tour. Mais la venue  impromptue de Mme Eszter ruine son projet de s'isoler du monde extérieur et de faire de son intérieur une forteresse imprenable. Décidément rien ne se passe comme elle l'espérait. Une force indéfinissable se joue d'elle: "Le cours des habitudes était aléatoire, un indomptable chaos avait bouleversé les mécanismes quotidiens, l'avenir était insidieux, le passé révolu, le fonctionnement de la vie courante imprévisible." Continuellement agressée, témoin et victime d'une menace diffuse mais finalement bien réelle, Mme Pflaum introduit le lecteur dans un univers singulier et intrigant dans lequel les arbres centenaires se déracinent, les bâtiments publics vacillent et la population s'agite étrangement.
Ainsi de ce voyage en train en compagnie l'acariâtre Mme Pflaum qui inaugure le récit de façon tonitruante au cataclysme qui clôt le livre, ce roman va nous entraîner dans un univers troublant, hypnotique et crépusculaire. Construit en trois chapitres distincts reprenant trois perspectives narratives différentes, ce récit mêle la vision tragique et burlesque d'un Beckett à l'absurdité terrifiante d'un Kafka. Tous les événements sont perçus et racontés selon le point de vue du personnage que l'on suit. De fait, nous ignorons toujours s'il perçoit les choses comme elles se déroulent ou s'il se laisse aller à quelques fantasmagories.
Nous avons seulement l'intuition que la nervosité excessive voire irrationnelle de Mme Pflaum annonce un bouleversement imminent et imparable.
En effet sa petite ville de province va être irrémédiablement perturbée par l'arrivée d'un sinistre cirque itinérant qui traîne derrière lui le cadavre desséché d'une gigantesque baleine. L'exposition de cette baleine sur la place publique entraîne une vague de paranoïa, d'émeutes et de violence. Mais le cétacé n'est qu'un leurre, un "cheval de Troie" derrière lequel se cache "le Prince" (des ténèbres ?) étrange personnage auquel la population attribue des pouvoirs néfastes et qui organiserait le chaos général et la destruction de la ville. Ce prince serait secondé par "une armée d'ombres" qui déferlerait dans les rues semant la terreur et l'anarchie derrière elle.
Au sein de cette foule terrorisée et/ou haineuse trois personnages sortent du lot. Janos Valuska un jeune homme naïf considéré par tous comme l'idiot du village. Monsieur Eszter un musicologue excentrique obsédé par les harmonies Werckmeister et qui tente de retrouver l'harmonie originelle qu'aurait rompue le fameux Werckmeister compositeur et organiste allemand du 17è siècle. Et sa femme -dont il est séparé- l'ambitieuse et manipulatrice Madame Eszter qui encourage les émeutes pour mieux récupérer le pouvoir une fois le calme revenu.
Le retour à l'ordre étant plus douloureux que le chaos, seule l'antipathique madame Ezster bénéficiera de la situation. Selon Mme Pflaum: "Mme Eszter, qui deux semaines plus tôt avait été, de façon scandaleuse, reléguée à l'arrière-plan, était devenue le maître absolu de la situation (...) Naturellement, "les alouettes ne lui étaient pas tombées toutes rôties dans le bec", elle avait pris tous les risques".
Quant à Janos et M. Eszter, ils finissent tout deux défaits. Janos -témoin de la violente scène de bastonnade qui éclatera à l'hôpital- devient plus ahuri qu'avant et M. Eszter cesse définitivement de rechercher ses harmonies parfaites acceptant dorénavant le monde comme il est. Si les habitants ont regagné leur tranquillité, ils ont perdu leurs idéaux et leur libre-arbitre.


C'est avec brio que l'auteur arrive à peindre la désolation et l'effondrement de la vie sociale de cette petite bourgade. Ce récit -au titre à la beauté énigmatique- peut être considéré comme une relecture de l'histoire de nombreux pays d'Europe Centrale ayant subit le joug d'un régime politique totalitaire.

Bien que difficile, je me suis laissée happée par ce récit admirablement visuel composé de longues phrases époustouflantes, de rythme, d'ellipses et ... d'humour, l'auteur n'hésitant pas à inclure des scènes drôles ou absurdes au milieu de toute cette noirceur.


L'auteur :
Laszlo Krasznahorkai est né en 1954 en Hongrie. Il partage son temps entre son pays, Berlin et le Japon (qui lui a inspiré le roman Au Nord par une montagne, au sud par un lac, à l'ouest par des chemins, à l'est par un cours d'eau aux éditions Cambourakis).
En 2015, sept de ses romans sont été traduits en français grâce aux éds Gallimard, Vagabonde et Cambourakis :
Tango de Satan (Sátántangó), éds Gallimard (2000)
La mélancolie de la résistance (Az ellenállás melankóliája), éds Gallimard (2006)
Au nord par une montagne, au sud par un lac, à l'ouest par les chemins, à l'est par un cours d'eau (Északról hegy, Délről tó, Nyugatról utak, Keletről folyó), éds Cambourakis (2010)
Thésée universel (A Théseus-általános), éds Vagabonde (2011)
La Venue d’Isaïe (Megjött Ézsaiás), éds Cambourakis (2013)
Guerre et guerre (Háború és háború), éds Cambourakis (2013)
Sous le coup de la grâce,  éds Vagabonde (2015)


Et plus si affinités :
Le deuxième chapitre de ce roman a fait l'objet d'une sompteuse adaptation cinématographique signée Belà Tarr: Les Harmonies Werckmeister. J'ai d'abord été émerveillée par film avant de l'être par le roman.
Exigeant, d'une élégance insolente et d'une portée métaphysique précieuse, je considère ce film comme un long poème visuel où le spectateur assiste médusé à l'effondrement d'une ville paisible et à la perte d'humanité de ses habitants. Contrairement au roman, le film narre uniquement la folie et la soif de violence qui s'emparent des hommes.
Le cinéaste laisse rapidement de côté Mme Ezster (et les autres personnages féminins) pour se consacrer uniquement aux figures masculines et particulièrement à Janos qui devient alors la figure centrale du film, celle qui nous y introduit et celle qui le clôt. 
J'ai été subjuguée par la beauté du noir-et-blanc et l'incroyable poésie qui émane des plans séquences et des travellings (celui qui ouvre le film est époustouflant). J'ai été cueillie par la beauté des images, la maîtrise des mouvements de caméra et la qualité de la photographie. J'ai encore en mémoire le corps filiforme de Janos Valuska traversant ce noir et blanc, passant de l'ombre à la lumière et inversement, essayant ainsi de s'extirper des ténèbres pour regagner la lumière -tout un symbole !- tout comme j'ai admiré la scène de l'installation de la baleine sur la petite place publique. Cette scène quasi muette ( ce plan séquence de presque 5mn) est faite de travellings (la camera avance ou recule "physiquement" indépendamment d'une quelconque modification de la focale), de "pano" circulaires ( le plan est circulaire à partir d'un point fixe ) et d'immobilité. 
Belà Tarr réalise là une fable ténébreuse, envoûtante et quasiment fantastique. Comme le lecteur de Mélancolie, le spectateur est ici plongé dans un univers chaotique et subjuguant.
Afin de vous faire une idée du film, voici un extrait de la scène d'ouverture: alors qu'il s'apprête à fermer son bistrot poisseux, le tenancier laisse entrer Janos qui à la demande des habitués -bien contents de rester au chaud pour boire- fait la démonstration du système solaire utilisant le corps des ivrognes  en guise de planète:

(vidéo mise sur Youtube par Aldimitris)

Si vous désirez lire un article consacré à ce film je vous conseille la critique des Harmonies Werckmeister par Jean-Luc Lacure du ciné-club de Caen
Et pour les passionnés de cinéma et plus particulièrement de Belà Tarr, sachez qu'il existe un numéro de l'Avant Scène cinéma qui lui est entièrement dédié.

Et toujours plus :
Ce même roman a fait l'objet -en 2014- d'une adaptation théâtrale au mc93 (théâtre de Bobigny).
Vous pouvez aussi vous plonger dans Thésée Universel dont la lecture prolonge et enrichit celle de Mélancolie de la résistance.

samedi 27 avril 2013

Miroir brisé

Mercè Rodoreda / éditions Autrement

Mercè Rodoreda, Miroir brisé, éditions Autrement


Mon coup de coeur :

Barcelone au début du XXè siècle. Teresa est une jeune femme qui vit dans la misère. Grâce à son charme, elle va forcer le destin afin de vivre dans de meilleures conditions. C'est par saynètes que la narratrice nous dévoile sa vie ( et celle de sa famille ). Déroulant pour ce faire les moments les plus marquants de son existence. Ainsi se succèdent les scènes de son mariage avec un homme fortuné, de son veuvage puis de son second mariage, de l'acquisition d'une splendide demeure dans les faubourgs de Barcelone, de la naissance de ses enfants et petits-enfants.

Si elle a tout fait et eu pour être heureuse, Teresa est inapte au bonheur. Elle va insidieusement mais efficacement faire le malheur de ses proches.
Et c'est impuissants que nous assistons à la splendeur puis à la déchéance de cette dynastie. Coupée du monde extérieur et minée par la mesquinerie, le manque d'amour et de compassion des membres qui la composent, cette famille va progressivement et inéluctablement dépérir. Les enfants qu'ils soient dissimulés, légitimes ou non sont livrés à eux-même, les domestiques -trop curieux- espionnent et trahissent sans le moindre remords, quant aux adultes ils se trompent, se volent, se mentent. Aux souffrances morales succèdent les violences physiques: inceste, suicide, meurtre. Et Teresa finit par perdre l'usage de ses jambes.
La nature -témoin de ces souffrances- se fait alors l'écho de cette tragédie: ainsi les animaux meurent et la végétation autrefois luxuriante périclite inexorablement. Ce déclin physique, cette déchéance morale tout comme l'absence d'une quelconque dignité sont rendus dans un style gracieux, sans misérabilisme mais de manière implacable. La beauté du style contredit majestueusement la laideur des personnages.
Si j'ai aimé le thème du récit, j'ai surtout apprécié que l'auteur laisse du temps aux personnages pour évoluer et à l'intrigue pour se développer et s'étoffer progressivement au fil des pages. Pour ce faire, Mercè Rodoreda ose jouer avec le rythme de la narration. Ainsi certaines années sont résumées en quelques lignes alors que le déroulement d'un seul jour peut prendre plusieurs pages.
J'ai aussi été sous le charme de l'ambiance désuète qui naît des lieux, de l'omniprésence de la nature qui reflète l'état d'esprit des personnages et de la menace qui rôde et dont on attend l'accomplissement.

J'ai commencé la lecture de ce roman attirée par la beauté de son titre -qui invitait à la lecture-, je l'ai poursuivi parce que le corps du texte est une vraie réussite. Miroir brisé est un roman qui possède la force d'une tragédie grecque et la beauté visuelle d'un film d'Orson Welles. L'écriture délicate et le rythme sensuel du récit entraînent le lecteur au coeur de cette saga familiale au destin funeste.


L'auteur : 
Mercè Rodoreda i Gurgui (née à Barcelone en 1908) est la grande dame des lettres catalanes. Son roman La place du diamant (1962) est considéré comme le roman le plus important de la littérature catalane moderne.

Et plus si affinités :
Voici un extrait de La splendeur des Amberson, film réalisé par Orson Welles, produit par la RKO et diffusé en France par les Editions Montparnasse. (source youtube : Jean-Baptiste Quesnay)
A la lecture du Miroir brisé j'ai immédiatement pensé à cette oeuvre cinématographique. J'y ai trouvé un-je-ne-sais-quoi en commun ( dans l'ambiance ou dans la parenté du sujet ) avec ce film dans lequel Welles traque scrupuleusement la chute d'une famille de la grande bourgeoisie américaine vaniteuse et inadaptée au monde qui l'entoure.  A vous de juger !









mardi 23 avril 2013

Etoiles de Transylvanie


Aron Tamàsi, Etoiles de Transylvanie, éditions Héros-limites

Mon coup de coeur :
J'ai éprouvé un réel plaisir à ouvrir ce beau recueil et à y piocher des nouvelles au hasard. Il faut dire que l'auteur à un tel sens de la narration qu'il nous fait facilement partager les croyances de son ethnie celle des paysans sicules -peuplade hungarophone de Roumanie. C'est tour à tour féroce et tragique (quand ces nouvelles évoquent les conséquences du Traité de Trianon) ou ironique et absurde (quand elles ont pour sujets les croyances et les habitudes de son peuple) mais c'est toujours émouvant et/ou réjouissant. Ces histoires parlent aussi bien du désespoir d'une ethnie que de ces instants dont il faut profiter immédiatement : des petits bonheurs du quotidien, de la joie d'être aimé ou de la beauté d'une terre chérie.
Rassemblant des nouvelles écrites sur plusieurs années, le livre nous offre une vision de l'histoire agitée de cette région. La principale qualité de ce recueil tient à sa faculté à faire ressusciter cette communauté et à lui redonner une voix.
Dans ce très beau livre (édité par un éditeur genevois inspiré et traduit avec brio par Angès Jàrfàs) se détachent trois types de nouvelles : les historiques, les voltairiennes (qui s'attaquent à la religion avec virulence et ironie) et les folkloriques.
Parmi les nouvelles historiques, je vous en conseille particulièrement deux : Etoiles de Transylvanie qui témoigne des conséquences des troubles secouant cette partie d'Europe Centrale en relatant l'histoire d'amour tragique entre une Sicule et un Roumain mariés contre la volonté de leurs proches. Une sorte de Roméo et Juliette sicule. Et la nouvelle inaugurale -qui commence comme une farce et qui se termine comme une tragédie- Tamàs Szàsz, Le Mécréant. Cette histoire est exemplaire dans sa manière de décrire avec causticité le désarrois et la déchéance d'un Sicule dont le peuple est la grande victime du démantèlement de l'empire autro-hongrois "Il n'y a que nous qui soyons devenus mendiants, nous, les Sicules, ce peuple de fous à lier ! Nous qui tirons la langue et qui avons la corde noire autour du cou ! Nous vivons une vilaine époque (...) Alors, à moi la boisson ! Qu'elle brûle ma foi reçue à la naissance et l'honneur qui m'a été confié ! Qu'elle fasse flamber en moi l'amertume qui m'étouffe et me tue... Qu'il disparaisse, ce monde éhonté (...)! Hélas, nous sommes des oubliés, même de Dieu, qui vieille sur nous !". L'homme blessé et éméché du début de l'histoire va devenir à la fin un être furieux plein de rancoeur prêt à tuer sa femme pour ne pas la laisser vivre dans un village devenu roumain depuis peu.
J'ai certes aimé ces nouvelles souvent pleines de nostalgie et de rage toutefois mes véritables coups de coeur vont vers les deux autres catégories d'histoires évoquées auparavant .
Dans les "fables" voltairiennes la foi et Dieu sont franchement malmenés. Ainsi dans l'incroyable Une résurrection en bon ordre  on voit un père et son fils indignés qui décident de quitter le Paradis après avoir constaté que les inégalités et l'injustice y règnent comme sur Terre où ils avaient déjà été victimes de ces mêmes injustices. 
Et parmi les histoires folkloriques, extravagantes et pour certaines frivoles se détachent deux nouvelles : Les métamorphoses du diable à Csik  (précédemment publié dans un recueil de nouvelles hongroises Amour aux éditions Corvinaet surtout Pas plus finaud qu'un Sicule. Cette dernière raconte la malice d'un ancien voleur de bétail devenu l'ouvrier agricole d'un riche paysan. Ni sa vieillesse ni ses nouvelles fonctions ne vont l'empêcher de jouer un mauvais tour à un homme qui autrefois avait refusé de lui donner l'aumône.

Grâce à ce recueil, nous découvrons un "pays" avec ses us et coutumes, un paysage mais aussi un peuple en voie de marginalisation avec un sacré tempérament. Après la lecture de ce livre, j'en déduis qu'un Sicule est un homme susceptible voire rancunier, espiègle, combatif qui évolue dans un univers hostile mais c'est aussi un personnage touchant au langage bien fleuri. Un dernier mot justement pour souligner l'admirable langue grâce à laquelle Tamàsi a su rendre le parlé si coloré de ses personnages parfois cru mais jamais vulgaire.

Que de picaresque dans ce recueil ! De là vient tout le charme (et je n'ai même pas parlé de sa magnifique couverture et mise en page ni de l'incroyable travail de la traductrice Agnès Jàrfàs) et sa fraîcheur si rare dans la publication actuelle qu'il serait dommage de passer à côté. J'espère que tout comme moi vous vous laissez guider à travers cet univers fait de folklore, d'espièglerie et de douleurs.

Mais je vous laisse vous faire votre propre avis !


L'auteur :
Nouvelliste, dramaturge et romancier, Aron Tamàsi (1897-1966) est la figure de prou de la littérature transylvaine. Si Abel dans la forêt profonde est le roman les plus étudié en Hongrie, j'avoue lui préférer Etoiles de Transylvanie. Ces deux romans ont en commun d'être inspirés de la vie de leur auteur et de révéler son style inimitable qui mêlent plusieurs registres linguistiques.

Et plus si affinités :

A. Lammel et L. Nagy, La Bible Paysanne, Bayard, 2006
Ce recueil de contes populaires est le fruit d'un long et formidable travail mené par deux ethnologues Annamaria Lammel et Llona Nagy. Parallèlement à la diffusion de la Bible est née en Hongrie et dans les pays qui lui sont limitrophes une autre Bible, une Bible non écrite uniquement composée de croyances et sagesses paysannes et transmises oralement par les paysans magyarophones. Après avoir sillonné les campagnes hongroises et d'Europe centrale, ces deux chercheuses ont composé et publié ce texte, véritable curiosité littéraire et historique, composé de courts récits tout à la fois drôles, merveilleux, paillards ou absurdes, qui reprennent et détournent allègrement les thèmes bibliques.

vendredi 19 avril 2013

la "trilogie" de Jean Mattern éditée par Sabine Wespieser


Jean Mattern / Sabine WespieserLes bains de Kiraly: Ce roman à la première personne raconte le désarroi d'un jeune homme. A l'annonce de sa future paternité, Gabriel abandonne Laura la femme qu'il aime et son bébé pour trouver refuge à Londres. Bien que traducteur de profession, il se montre incapable de dire avec ses propres mots ses craintes de devenir père. Il n'accorde aucune confiance à son propre langage. Sa fuite devient alors l'expression de son mal être le plus profond, d'une douleur qui a pris racine dès son plus jeune âge. A Londres Gabriel se remémore son enfance au sein d'une famille de taiseux: la mort de sa soeur qu'il fallait taire, ses origines juives hongroises longtemps dissimulées, des parents qui s'expriment dans une langue étrange et des grands-parents jamais connus... Ne pouvant se défaire d'un passé trop lourd à porter, le jeune homme ne peut se projeter dans le futur. Seules ses traductions au jour le jour ont une réelle valeur.
Ses réminiscences le conduisent finalement sur les terres de ses ancêtres: Budapest et ses bains deviennent alors une source de réconfort et un moyen d'apprivoiser ses peurs.
Confronté à son histoire familiale Gabriel se livre avec pudeur. Lui le traducteur qui avait "séduit Laura avec les mots des autres" et qui n'a su aimer "que dans une langue qui n'est pas" sienne a finalement réussi à trouver les mots justes.

Jean Mattern / Sabine Wespieser De lait et de miel: Ici aussi il est question de filiation, des affres de l'Histoire et de leurs conséquences sur le destin de quelques individus.
Dans cet opus la figure centrale du précédent roman devient le confident, celui qui recueille les souvenirs de son père au seuil de la mort. Tout comme Les bains de Kiraly, De lait et de miel est une quête des origines et un témoignage intime. Roumain originaire du Banat -cette région peuplée au 18è siècle d'allemands, de slovènes et d'alsaciens- le vieil homme convoque ses souvenirs les plus marquants. Il se souvient successivement de ses différentes fuites, de sa rencontre avec Stefan son meilleur ami puis avec Szuzsanna/Suzanne sa future femme à qui il promet une vie "de lait et de miel",  de son exil à Budapest alors en pleine insurrection, de son départ forcé pour la France et de la disparition brutale de sa fille. Sans complaisance ni apitoiement.
Si le noeud de l'intrigue se déroule en 1944 lorsque la Roumanie a été libérée du joug allemand par les soviétiques, le narrateur balaie plus de 60 ans d'histoire franco-hongroise.
Au cours de cette confession, ce père -toujours rongé par la culpabilité- demande à son fils de retrouver Stefan. Stefan ce "voile sur (sa) conscience, cette absence qui aiguisait (son) regard sur le présent. Où était il ?
Jean Mattern a fait de ce roman un très subtil récit sur l'amitié, l'amour et le déracinement mais aussi un joli témoignage sur des faits historiques méconnus du grand public.

Jean Mattern / Sabine WespieserSimon Weber: Ce troisième volet fait de Simon le fils de Gabriel la figure principale de ce récit.
Simon a 19 ans. Etudiant en médecine couvé par son père, il vit une vie simple et paisible jusqu'au jour où il se découvre atteint d'une tumeur. Après de nombreux examens, de longues périodes d'angoisse, de questionnements et de désespoir Simon part se ressourcer en Israël. Là-bas il retrouve son ami Amir, le jeune homme qui l'avait secouru au Parc Montsouris quelques mois auparavant. Pendant ce bref séjour, Simon et Amir vont vivre une "parenthèse enchantée". Comme son père l'avait fait avant sa naissance, Simon fuit afin de se reconstruire et de donner un sens à sa vie. Loin de s'apitoyer sur lui-même, il nous offre le visage d'un jeune homme à la fois fragile et mature.
S'il évoque toujours l'exil, la culpabilité, la paternité et l'amitié, Jean Mattern enrichit son récit d'un thème jusqu'alors inédit: l'urgence du temps qui passe face à la mort qui menace et la déshumanisation due à la maladie. Durant sa thérapie Simon n'est considéré que comme un corps malade. C'est aussi un roman qui interroge le lecteur: Comment se projeter dans l'avenir quand si jeune son corps lâche? Que signifie construire une vie lorsque l'on a seulement 20 ans ?
Il y a beaucoup de justesse et de délicatesse dans l'évolution de l'état d'esprit de Simon tantôt assailli de doutes tantôt optimiste. L'ambiguïté et la complexité des sentiments des personnages sont remarquablement rendues.
Tout cela permet à Jean Mattern de nous offrir un récit élégant et terriblement sensible.

Avec ces trois romans se dessine progressivement sous nos yeux une "Comédie Humaine" pleine de délicatesse et de questionnements autour de la filiation, de l'amitié, de l'amour paternel et de l'exil. Mais aussi des conséquences que peut avoir l'Histoire sur le destin de certains individus. De cette trilogie se dégagent de la pudeur, de la souffrance mais surtout de la douceur et beaucoup d'amour. L'écriture juste et mesurée, sans fioritures, apporte à cette trilogie beaucoup de charme et d'intelligence. 

Comme de récit en récit les personnages s'étoffent j'espère pouvoir bientôt lire un prochain tome de cette Comédie Humaine.


L'auteur:
Jean Mattern est actuellement responsable de la littérature étrangère aux éditions Gallimard. Originaire de Hongrie, il a mis beaucoup de lui dans ces différents récits.

Et plus si affinités :
Budapest est renommée pour ses sources d'eaux chaudes. Déjà utilisées par les Romains, elles ont été développées par les Turcs (1541-1685) et offrent désormais une valeur culturelle et économique à la ville. Les bains Rudas, Ràc, Kiràly d'inspiration ottomane sont construits selon le même modèle: un escalier en marbre mène de l'entrée à une coupole abritant une piscine de forme hexagonale qu'entourent des bassins plus petits et tous à des températures différentes. Outre ces bains, les plus célèbres demeurent les Bains Géllert d'inspiration art déco avec ses longs couloirs labyrinthiques (je m'y perds à chaque fois) et Széchenyi, une suite de bâtiments néo-classique datant du début du 20è siècle qui constituent le plus grand complexe thermal d'Europe. Il est mondialement célèbre pour ses fameux joueurs d'échec qui poursuivent leurs parties quelque soit le temps qu'il fait à l'extérieur.
Je laisse la conclusion à Dominique Fernandez (romancier et essayiste auteur de nombreux livres sur la Russie et l'Italie) pour qui les magyars ont trois faiblesses: la musique, les gâteaux et les thermes dont l'architecture, les ornements et l'atmosphère "qu'on y respire ne font pas seulement de ces bains des établissements utiles et agréables à fréquenter, mais des lieux de culte, des temples, des sanctuaires d'une religion souterraine où l'on s'enfonce tout frémissant au milieu des clapotements et des buées". (extrait du Goût de Budapest, Mercure de France).

publié par e-voyageur.com
Photo de l'intérieur des Bains de Kiràly (mise en ligne par e-voyageur.com). Construit en 1566 par les Turcs, ce lieu a conservé de nombreux éléments architecturaux ottomans comme en témoignent la forme du dôme, du bassin principal et des arcades abritant les bancs, le hammam et les bassins secondaires.