jeudi 20 août 2015

Après le silence

rentrée littéraire 2015

Didier Castino, Après le silence, eds Liana Levi

Mon coup de coeur :
"Et je m'appelle Louis Georges Edmond Castella. Je travaille à l'usine toute la semaine, c'est dur mais ça me plaît.(...) Si tu veux raconter ma vie, tu ne peux parler de moi à l'école. J'ai dû y aller comme y vont les enfants de 1930, mais moi c'est le travail surtout.(...) Je rentre à l'usine. J'ai treize ans. Je me souviens surtout de ça. Un nouvel élan, une ouverture sur un monde inconnu mais dont beaucoup parlent autour de moi, un monde difficile mais grâce auquel on devient un homme." C'est ainsi que commence le long monologue qui unit un père à son fils. 
Louis Catella dit "La Fleur" -mouleur de 43 ans aux Fonderies et Aciéries du Midi- meurt le 16/07/1974 lors d'un dramatique accident. La première partie du récit raconte les grands moments qui ont jusqu'alors rythmé sa vie mais aussi les petits bonheurs quotidiens qui l'ont adoucie: l'usine, la manière dont elle épuise les hommes physiquement et moralement, mai 68 et les différents combats syndicaux pour plus de reconnaissance et de sécurité, l'engagement politique avec le Parti Communiste, la religion, Rose l'amour de sa vie, ses enfants et l'espoir qu'ils deviendront des hommes biens, les longs trajets pour rejoindre leur lieux de vacances, les voitures, l'accident qui a failli tuer un de ses fils...
Au début il y a donc l'usine. Elle vampirise tout, elle épuise les corps et les esprits "Une fois entré, on n'en sort plus. Les gestes et les blessures sont les mêmes, la chaleur est la même. ce que je fais à seize ans, je le fais encore à trente ans, à quarante ans (...) Alors quel que soit l'âge, tu n'as plus de choix, ta journée se passe sans surprise, sans décider de rien, comme si tu n'existais pas finalement." Elle laisse peu de place à autre chose. Avec elle, il y a les luttes syndicales et le dévouement qu'elles impliquent, le PC, la solidarité entre travailleurs, l'espoir et l'amertume des combats perdus. Grâce à Louis et ses souvenirs nous pénétrons ainsi la classe ouvrière, nous appréhendons ses valeurs, ses souffrances et ses (vaines) espérances. A chaque jour sa peine. Même regagner son lieu de villégiature et s'éloigner coûte que coûte de l'usine et du quotidien implique un sacrifice: "La 2 CV bleu glacier. Nous sommes cinq dedans, les enfants ne sont pas harnachés comme maintenant, il n'y a pas de ceintures de sécurité, on roule, on roule, on pourrait aller partout, on arrive toujours. Il y a toujours un enfant qui gueule parce qu'il ne veut pas être au milieu parce qu'au milieu il y a la barre et la barre elle rentre dans le cul, il dit j'ai la barre dans le cul et nous on sourit avant de perdre patience, on lui répond alors de regarder par la fenêtre pour ne plus y penser, que ce n'est pas important, que c'est bien de partir tous ensemble, c'est ça le plus important, partir, quitter l'usine, l'immeuble et Port-Saint-Louis, respirer ailleurs un air que peu d'enfants d'ouvriers respirent, peu d'ouvriers, peu de femmes d'ouvriers. Pour tout ça on peut bien supporter la barre dans le cul."
Cependant au-delà de l'ouvrier, il y a le père qui s'amuse avec ses garçons, souffre quand ils souffrent, leur souhaite une éducation qu'il n'a pas reçu et un meilleur niveau de vie que la sienne. Il y a aussi le mari aimant qui gâte sa femme de livres "Je ne lis pas mais j'aime les livres. Je choisis les titres.(...). J'aime les livres parce qu'il y a tout.(...) Les livres que j'achète ne sont pas pour moi, je les offre à ta mère.(...) Camus, c'est la garantie. Camus, le nom seul... Ça pète, il n'y a rien n'a dire. Pourquoi lui? Impossible de savoir comment je l'ai connu.(...) L'Homme révolté, il faudra que ta mère me parle de ce roman (...) Ce doit être un beau livre, forcément le titre contient ce qu'il y a dedans(...)". Et enfin il y a l'homme qui octroie une grande importance au savoir, à l'école, aux mots et à la littérature et qui décide un jour de passer son certificat d'études même si pour cela il doit suivre des cours du soir afin d' "apprendre à mieux écrire".
Mais un jour arrive la catastrophe, l'accident mortel qui fait de Louis Catella un saint, un martyr ou un inconscient aux yeux de ses proches/amis/patrons. Bien qu'il détruise une famille et la précipite dans le désespoir, ce cataclysme va désormais rythmer la vie de chacun de ses membres et affecter leur quotidien tout autant que leur tempérament. Mais cette mort est d'autant plus tragique (et spectaculaire) qu'elle unit à jamais l'usine et Louis :"Deux ouvriers hautement spécialisés, Louis Catella, 43 ans, père de trois enfants, dont l'aîné de 16 ans travaille également aux Fonderies, demeurant 10, rue de la Petite-Pente, et Laurent Ménard, 51 ans, père d'un enfant, habitant 167, avenue de la Rive, travaillaient dans l'atelier (...) Au-dessus de leur tête, en permanence, un pont roulant pouvant supporter plusieurs tonnes. C'est au cours d'une opération extrêmement délicate, dernière manoeuvre avant la coulée de la pièce, que le moule, pesant près de sept tonnes, s'est écrasé sur les deux malheureux. Le crochet du pont roulant, auquel il était suspendu a cassé et a entraîné l'inévitable tragédie."
Suite au (long) passage sur le deuil quelque chose se joue dans le récit. La voix narrative qui semblait émaner de Louis se poursuit en dialogue d'outre-tombe pour dire l'impossible deuil des siens. Jusqu'au moment où le destinataire -le plus jeune des trois fils, celui qui a fait des études, celui qui aime les mots et sait les manipuler- reprend fermement la parole ( le "je") à son compte et délivre son point de vue sur cette tragique disparition, sur les années sans père ni repère, sur une mère devenue fantomatique depuis, sur sa honte d'avoir un père mort et sur sa rage d'échapper non seulement à cette figure paternelle omnisciente mais aussi à sa condition sociale pesante. Cette prise de parole n'est rien de plus qu'une ultime tentative de se détacher radicalement d'un modèle qu'il lui a été imposé. Cette mort tout le monde se l'est appropriée: les proches pour la transcender, les syndicats pour mener une lutte contre l'insécurité et la dangerosité de l'usine, les patrons pour pointer l'indiscipline des ouvriers, le médecin de famille pour asseoir une autorité sur Rose et ses garçons et maintenant ce fils pour casser cette image idéalisée du père et pour enfin devenir à son tour un homme et un père. Ces 55 dernières pages sont d'une force et d'une beauté émouvante. Elles rendent admirablement bien l'ambivalence des sentiments éprouvés par ce fils, l'impossibilité de faire avec mais aussi sans ce père, la nécessité de lui redonner une parole pour mieux s'affirmer -sans pour autant "régler (ses) comptes"- et la mauvaise conscience qui ne le quitte jamais.

Au-delà du récit familial sur la transmission Après le silence est un livre sur la condition ouvrière, sur la pénibilité du travail, sur l'engagement politique et plus généralement sur les années 60-70. Mais c'est aussi un récit nuancé, pudique et très touchant sur un deuil impossible à faire malgré les années qui passent et sur la manière dont les autres ont façonné par leurs souvenirs et leurs paroles un père/un mari/un frère/un collègue/un voisin/un ami... parfait. Absent lors des obsèques de Louis, ce fils désormais adulte use de sa maîtrise des mots pour faire revivre le temps d'un faux et long monologue (et après le silence obligé du père) celui qu'il n'a connu qu'indirectement. Ainsi espère-t-il  combler les manques et s'affranchir de ce père disparu.

Didier Castino nous offre là un premier roman intelligent, engagé, riche en émotions et en réflexions (sur l'usine, l'engagement syndical, la fierté ou la honte d'appartenir à classe ouvrière, la valeur des mots....) qui derrière une apparence classique s'avère d'une belle originalité narrative. Je vous le recommande vivement.


L'auteur :
Né en 1966, Didier Castino est professeur de lettres à Marseille. Après le silence est son premier roman. Il a obtenu le Prix du premier roman 2015 et le Prix Eugène Dabit 2015.
Pour le connaître davantage, lisez son entrevue publiée par le site Paroles d'auteurs et  faîtes sa connaissance en découvrant le premier numéro de la rubrique En aparté (1) qui lui est consacrée. On y parle bien évidemment de son roman mais aussi de ses inspirations et de ses lectures.


samedi 1 août 2015

Ce coeur changeant

rentrée littéraire 2015

Agnès Desarthe, Ce coeur changeant, éds de L'Olivier

Mon coup de coeur:
Cette histoire commence et se termine dans la demeure familiale des Mathissen à Soro au Danemark. Entre ces deux séquences il y a  25 ans de la vie de Rose, née en 1889 de l'union malheureuse entre Kristina Mathiessen -une aristocrate danoise malveillante, égocentrique et séduisante- et René de Maisonneuve, un officier français docile, sans ambition et disgracieux.
A l'âge de 20 ans, Rose débarque à Paris avec pour seuls bagages son inébranlable optimisme, le riche enseignement qu'elle a reçu et un vieux souvenir d'enfance. "Elle connaissait plusieurs pays, plusieurs continents, avait mangé du serpent, du singe, patinés sur des lacs gelés, bu du champagne, de l'aquavit (...) parlait le danois, le français, l'anglais, prononçait avec talent plusieurs motrs de Dioula, avait lu Alexandre Dumas, récitait joliment les sonnets de Schakespare, les déclinaisons latins (...)" et portant la réalité va d'emblée se montrer cruelle envers elle. Ne connaissant "rien de l'argent, des hommes, de la politique, du sexe", la jeune femme va être confrontée à la rudesse de la vie des quartiers populaires parisiens et connaître un parcours tortueux et éprouvant qui l'obligera à de nombreux sacrifices et à énormément de patience et d'abnégation. Nous la découvrons ainsi successivement femme de ménage, fumeuse d'opium, maîtresse d'une célèbre féministe tenant un salon les plus prisés de l'époque, mère sans domicile fixe ou journaliste. Rose ne cesse de se métamorphoser. Page après page, nous assistons aux épisodes les plus déterminants de sa vie: ses premiers emplois, son premier amour et la terrible douleur éprouvée suite à la perte de ce dernier, la détresse et la perplexité d'être éloigner de ceux qu'elle aime, la force de caractère dont elle fait preuve lorsqu'il s'agit de survivre ou encore sa faculté à évoluer dans les hautes sphères de la société. Il n'existe aucune juste mesure dans les épreuves qu'elle endure. Et bien que la vie ne lui offre que peut de répit (humiliation, pauvreté, abandon...), Rose fait preuve d'une incroyable force de caractère, d'une indéfectible gentillesse et  une grande adaptabilité: "Chaque jour, ou presque,elle découvrait en elle-même un nouveau savoir-faire, une connaissance ignorée jusqu'au moment où celle-ci lui devenait indispensable."
Parallèlement à cette hagiographie qui se construit au fil des pages, le récit est entrecoupé de fragments éclairant sa vie passée. Celle qu'elle a vécue auprès de sa manipulatrice de mère, de son incapable de père et de Zelada sa si tendre et extraordinaire nounou. Et si nous -lecteurs- sommes les témoins de toutes ses infortunes, Rose est elle-même le témoin des changements qui marquent son époque. Non seulement le roman nous entraîne des bas-fonds parisiens aux salons les plus luxueux de France et du Danemark mais il fait aussi défiler sous nos yeux 45 ans de l'histoire de la société et de la vie intellectuelle parisienne (et dans une moindre mesure danoise), relate minutieusement la désagrégation d'une famille et nous plonge dans les coulisses de l'Affaire Dreyfus, de la Grande Guerre et des Années Folles. Cela fonctionne d'autant mieux que le récit est porté par des personnages fortement caractérisés. Certes il y a Rose, ses parents et Mama Trude -sa grand-mère maternelle- mais il y a surtout de nombreux personnages secondaires dont la présence rythme le récit et marque à chaque fois un tournant dans la vie de Rose. Parmi ces derniers il y a Marthe la propriétaire du bar dans lequel Rose va commencer sa vie parisienne, Emile son fiancé, Louise son amoureuse et Arthème le jeune poète. Au final, chacun des personnages rencontrés et chacune des tragédies vécues ne sont que des jalons dans le long et douloureux chemin qui permettra à Rose de découvrir qui elle est réellement.

Avec un sens indéniable de la dramaturgie, Agnès Desarthe nous livre un grand roman d'apprentissage tout autant qu'une fresque familiale tragique. Savamment construit, le récit nous fait voyager à travers 45 ans de faits historiques et de destins singuliers. L'utilisation judicieuse des analepses nous révèle avec parcimonie le passé de Rose tout en nous éclairant sur ce qu'elle vit présentement, et ce jusqu'au moment où -au terme du roman- elle se révèle à elle-même et aux lecteurs. Avec ce personnage fragile, attendrissant mais aussi d'un optimisme et d'une vitalité à toute épreuve, l'auteur réussit à concilier dans un même récit du Dickens, du Zola et du Karen Blixen. Enfin, Ce coeur changeant entremêle intelligemment ironie et tendresse, légèreté et tragédie. Grâce à ce roman follement romanesque et distrayant, Agnès Desarthe nous offre un très agréable moment de lecture. 


L'auteur:
Normalienne et agrégée d'anglais, Agnès Desarthe est née en 1966.  D'abord traductrice (de Loïs Lowry, Anne Fine, Cynthia Ozick, Jay McInerney et Virginia Woolf), elle est aussi l'auteur de nombreux romans y compris pour la jeunesse et d'essais littéraires :
Un secret sans importance (éds de l'Olivier, 1996 ), Prix France Inter
Mangez-moi (éds de l'Olivier, 2006)
Le Remplaçant (éds de l'Olivier, 2009), Prix Marcel Pagnol et Prix du roman Version Femina - Virgin Megastore
Dans la nuit brune (éds de l'Olivier, 2010), Prix Renaudot des lycéens




dimanche 19 juillet 2015

La septième fonction du langage

rentrée littéraire 2015

Laurent Binet, La septième fonction du langage, éds Grasset

mon coup de coeur:
Le 25 février 1980, Roland Barthes est fauché par une camionnette de blanchisserie alors qu'il s'apprêtait à rejoindre le Collège de France. Un mois plus tard, il décède des suites de ses blessures dans un hôpital parisien. Si l'histoire n'a retenu que ce triste et absurde fait divers, Laurent Binet use des ressources qu'offre la littérature pour combler les blancs, manipuler la réalité et nous offrir une alternative à la version officielle. Et si ce n'était pas un accident? Si ce n'était qu'un assassinat magistralement déguisé, qui seraient alors les suspects et les coupables et pour quel(s) mobile(s)? C'est à partir de ces interrogations que se déploient la créativité et le talent de Laurent Binet. Désormais, Roland Barthes -illustre sémiologue et critique français- devient la victime d'un vaste complot qui entraîne sa mort, alors qu'au même moment se déroulent deux combats capitaux: le premiers oppose des linguistes appartenant à différentes écoles de pensée alors que le second fait s'affronter Giscard et Mitterrand lors de la campagne présidentielle de 1980.
Pour démêler le vrai du faux, les suspects des victimes, les gentils des méchants, les manipulateurs des manipulés, le cabinet présidentiel n'hésite pas à confier l'enquête de terrain à un tandem -improbable et mal assorti- composé d'un inspecteur bourru et chevronné nommé Jacques Bayard et de Simon Herzog un jeune maître de conférence qui enseigne la linguistique. Au cours de leur mission "road movie", nos compères vont côtoyer des milieux clandestins et interlopes ainsi que les hautes sphères intellectuelles et politiques. Ils vont ainsi croiser sur leur route des drogué(e)s et des prostitué(e)s parisien(ne)s, des grandes figures intellectuelles françaises (Foucault, Althusser, Deleuze, Derrida, Cixous) et étrangères (Jacobson, Searle, Austin, Kristeva, Eco, Butler), les hommes politiques de droite comme de gauche, des étudiants new-age, des agents secrets et des membres d'une obscure confrérie d'orateurs dans lesquelles se déroulent d'intenses joutes verbales (et malheur aux perdants! ). C'est une galerie de portraits hauts en couleur qui s'offre alors à nous avec -et c'est là tout le sel du livre- des personnalités réelles et connues.
Très vite nos détectives vont comprendre le mobile du meurtre: le jour de son accident Roland Barthes avait en sa possession un document confidentiel de très grande valeur; l'accident n'aurait été qu'un prétexte pour le lui dérober. Ce texte permettrait à qui le détient de maîtriser une fonction du langage jusqu'alors inconnue. Une fonction qui permettrait de convaincre n'importe quel auditoire à n'importe quel moment. Ce document -qui n'est autre qu'un supplément à l'Essai de linguistique générale de Roman Jakobson (un des grands textes fondateurs de la linguistique)- établit ainsi une septième fonction du langage, une fonction qui pour n'importe quel orateur pourrait être assimilée à une arme de manipulation voire de destruction redoutablement efficace: "Avec la sémiologie, on décode la rhétorique de l'adversaire, on saisit ses trucs, et on lui met le nez desans. La sémiologie, c'est comme Borg: il suffit de renvoyer la balle une fois de plus que l'adversaire. La rhétorique, c'est las aces, des volées, es accélérations long de ligne, mais la sémio, c'est des retours, des passing-shots, des lobs liftés."
A partir de tous ces éléments, Laurent Binet structure son récit tantôt comme un roman policier, tantôt comme un livre d'espionnage, souvent comme une course poursuite et surtout comme un méta-roman dont les protagonistes sont principalement des grandes figures intellectuelles et politiques de l'époque. Et pour nous faire pénétrer dans cet univers occulte et dans les arcanes de l'écriture romanesque, il fallait bien nos deux limiers, personnages purement inventés et qui fonctionnent -comme de nombreux duos fictifs- par opposition et complémentarité.

Encore une fois, Laurent Binet joue avec l'Histoire et la narration. Si ce récit semble coller à la réalité historique -avec des références à des faits authentiques et des paroles véritablement tenues (elles ont été successivement décontextualisées puis recontextualisées pour nourrir l'intrigue), ce n'est que pour mieux composer sous nos yeux une variation sur l'Histoire, égarer et distraire le lecteur et lui offrir un récit qui entremêle une enquête policière, des cours de linguistique, une certaine peinture des sphères intellectuelles et politiques des années 70-80 tout autant que leur satire, une réflexion sur l'écriture romanesque, le tout en 494 pages plus amusantes, irrévérencieuses, audacieuses, intelligentes les unes des autres. 

Si l'auteur s'amuse avec ses personnages et ses lecteurs, personnellement je me suis également amusée à lire ce roman. J'ai particulièrement aimé retrouver quelques figures rencontrées lors de mes études de Lettres ou plus tard en tant que libraire. Ce fut le petit plus de ce roman délicieusement impertinent, judicieusement érudit et terriblement captivant. Un roman qu'on ne manquera pas de remarquer du fait de son originalité mais aussi grâce au talent et au mordant de son auteur.


L'auteur:
Agrégé de Lettres, Laurent Binet est un écrivain français né en 1972. Déjà auteur de Force et faiblesse de nos muqueuses (éds Le Manuscrit, 2000) et de La vie professionnelle de Laurent B (éds Little Big Man, 2004), il s'est fait connaître en 2010 avec son roman HHhH (éds Grasset) grâce auquel il a obtenu le Goncourt du premier roman. Depuis le mardi 01 septembre 2015, Laurent Binet avec La septième fonction du langage est le 14ème lauréat du Prix du roman Fnac.

Et plus si affinités:
Écouter Laurent Binet parler de son livre avec Clara Dupond Monod dans l'émission de L'amuse Bouche du 20/08/2015.

Et toujours plus:
Lire l'incroyable HHhH. Derrière cet étrange acronyme ( Himmlers Hirn heisst Heydrich: "le cerveau d'Hitler se nomme Heydrich") se cache le récit d'une double confrontation. Celle de deux parachutistes tchécoslovaques missionnés pour assassiner l'homme fort d'Hitler -autrement dit Heydrich, celui qui a pensé et planifié la solution finale- et celle d'un narrateur -aux prises avec les éléments de sa narration- qui s'interroge sur les rapports complexes entre l'Histoire et la fiction. Comme pour La septième fonction du langage je me suis laissée captiver par cette narration qui non seulement s'interroge sur sa légitimité mais qui en plus raconte un épisode les plus importants et les plus romanesques de l'histoire de la résistance tchécoslovaque: l'organisation et l'exécution de l'Opération Anthropoïd.


mardi 14 juillet 2015

Corps désirable

rentrée littéraire 2015

Hubert Haddad, Corps désirable, éds Zulma

Mon coup de coeur :
"Il n'appartient qu'à la tête de réfléchir, mais tout le corps a de la mémoire". Propos de Joseph Joubert mis en exergue par Hubert Haddad au début de Corps désirable.

Cédric Erg est un journaliste d'investigation coriace et intransigeant qui mène un conflit ouvert contre les firmes pharmaceutiques et plus largement contre le monde de la finance et "toutes les industries prédatrices"; ce qui lui attire une certaine renommée, la confiance totale de son directeur de publication mais surtout de nombreux ennemis. Ayant pour véritable patronyme Cédric Allyn-Weberson, il est lui-même le fils et unique héritier du grand magnat de l'industrie pharmaceutique Morice Allyn-Weberson. C'est donc sous une fausse identité qu'il mène une vie -tant professionnelle que privée- plus qu'agréable au point de rendre jaloux certains de ses confrères. Il vit depuis plusieurs années une relation amoureuse et charnelle avec la sublime Lorna, elle-même journaliste très convoitée. Ainsi, Cédric a tout pour être heureux. Jusqu'au jour où, victime d'un sombre et dramatique accident, il perd l'usage complet de son corps, à l'exception de sa tête. Cloué sur son lit d'hôpital, en proie à d'atroces souffrances, il accepte de subir une incroyable, controversée et médiatique greffe: celle d'un corps dans sa quasi intégralité. Mais de sa propre tête ou du corps étranger, quel est le véritable greffon? Pour les plus illustres médecins engagés par Morice Allyn-Weberson il ne fait aucun doute que Cédric est leur patient et que le corps de l'inconnu ne peut être que le greffon. Après tout, n'est-ce pas la tête le siège de la raison, du savoir et de la pensée? Ainsi après de nombreuses et invraisemblables opérations Cédric se voit doté du corps robuste d'un autre au-dessus duquel repose sa tête, unique vestige de ce que fut son ancien physique.
Après cette longue et douloureuse greffe aussi médicalement importante que monstrueuse, le jeune homme doit désormais s'approprier "son" nouveau corps mais aussi réapprendre à se mouvoir ou à ressentir des sensations nouvelles. Car cette "cohabitation" contrainte entre deux corps distincts ne se fait ni naturellement ni rapidement. Au fil des pages, les opérations s'avèrent moins difficiles et éprouvantes que ce que Cédric vit quotidiennement hors des hôpitaux. Car comment vivre normalement lorsque nous ignorons si les souvenirs et les désirs qui nous assaillent sont les nôtres ou ceux de l'autre ? Ainsi, progressivement et inexorablement, Cédric se voit poussé par un désir qu'il ne sait nommer mais qui l'entraîne pourtant à la recherche du passé et de l'identité de celui qui lui a légué son corps.
En marge de cette quête identitaire, il a y l'attitude et les sentiments (confus) de Lorna. Bien que peinée par la première usurpation de Cédric, elle s'évertue depuis l'accident à lui venir en aide et à alléger ses souffrances physiques et morales. Tant bien que mal, elle essaye de s'approprier le corps étranger de son amoureux. Mais comment retrouver une intimité et une complicité avec un homme qui a presque totalement changé d'enveloppe corporelle et qui souffre autant moralement ?
Il y a en effet, dans ce récit, de nombreux cas où les corps se font désirables et désirant. Tantôt les corps sont désirés voire convoités par d'autres (Cédric qui accepte de recevoir le corps d'un inconnu, Lorna qui aimait tant le corps originel de son amant, Anantha qui désire tant le corps de son époux malgré la mort de celui-ci), tantôt c'est le corps indépendamment de la volonté de celui auquel il appartient qui désire quelque chose et agit en conséquence (comme le narrateur le développe au fils du récit et plus particulièrement dans les derniers chapitres).
A travers les personnages de Cédric, de Lorna ou de Morice Allyn-Weberson, à travers leurs parcours, leurs désirs et leurs souffrances, Hubert Haddad aborde des sujets aussi fascinants et riches que l'âme humaine, l'immortalité, les progrès et les dérives scientifiques ou encore l'usurpation d'identité tout en nous proposant un roman d'une grande qualité littéraire.


En conclusion, Hubert Haddad nous offre un récit subjuguant qui ne manque pas d'ébranler le lecteur quant à ses convictions sur les avancées médicales, surtout quand elles sont aussi radicales et spectaculaires que celles évoquées ici. Par la singularité de son propos et la qualité de sa narration, ce récit distille des émotions fortes et paradoxales tout en nous interrogeant sur notre rapport au corps et au désir ou en nous questionnant sur ce qui fait notre identité. Porté par une écriture subtile et une tension dramatique continue, Corps désirable est un grand roman philosophique et scientifique qui tient en haleine de bout en bout. Il y a une réelle habileté chez le narrateur à composer -à partir d'un sujet d'actualité- un texte d'anticipation tout autant qu'une intrigue policière et métaphysique. Je peux d'ores-et-déjà l'affirmer: voici un de mes coups de coeur de cette rentrée. J'espère que cet avis sera partagé.


L'auteur :
Né à Tunis en 1947, Hubert Haddad est un poète, dramaturge, peintre et romancier français. Ses oeuvres sont principalement parues aux éditions Dumerchez (pour sa poésie) et aux éditions Zulma (pour sa prose), notamment les titres suivants: Oxyde de réduction et La Verseuse du matin (éds Dumerchez); Géométrie d’un rêveOpium PoppyLe Peintre d’éventail (prix Louis Guilloux en 2013), Les haïkus du peintre d’éventail ou encore Théorie de la vilaine petite fille (éds Zulma). 
Paraît également à la rentrée littéraire 2015 Ma (Zulma)

Et plus si affinités:
J'ai une fascination particulière pour les oeuvres qui abordent les thèmes de l'usurpation ou de la quête identitaire. Il y a maintenant plusieurs années (20 ans ?) je suis tombée sur la diffusion d'un film qui m'a à la fois subjuguée et terrifiée. Ce film c'était Les mains d'Orlac (la version avec avec Peter Lorre ?), il parle de la descente aux enfers d'un pianiste virtuose Stephen Orlac qui, après un terrible accident au cours duquel il a perdu l'usage de ses propres mains, se voit greffer celles d'un assassin récemment condamné. Mais depuis cette opérations hors-norme et controversée, cet homme sombre inexorablement dans la dépression et la paranoïa. Cela d'autant plus aisément que de nombreux assassinats sont commis près de chez lui et qu'il se persuade d'être le coupable involontaire de ces crimes.
Tout comme le Docteur Jeckyll et Mister Hyde avec Spencer Tracy, ce film fait partie des oeuvres les plus importantes et singulières qui réussissent brillamment à nous questionner sur ce qui fait notre identité. Au cours de ma lecture de Corps désirables, des images des Mains d'Orlac me sont revenues en mémoire. C'est pourquoi, je vous propose de visionner la bande-annonce de l'adaptation de 1960 avec Mel Ferrer et Christopher Lee :

(vidéo mise sur Youtube par Nicholas Dubreuil)

http://rentreelitteraire.delivrer-des-livres.fr/2015/07/07/lancement-challenge-1-rentree-litteraire-2015/