vendredi 8 janvier 2016

D'après une histoire vraie

rentrée littéraire 2015

Delphine de Vigan, D'après une histoire vraie, éds JC Lattès

Mon coup de coeur :
Delphine est une romancière connue et reconnue. Son dernier roman Rien ne s'oppose à la nuit a été un immense succès public et critique et a généré un incroyable engouement -au-delà de toutes ses espérances- la laissant désemparée et épuisée tant physiquement que moralement. Dans ce roman, elle racontait l'histoire de sa mère diagnostiquée bipolaire puisant non sans conséquence dans ses souvenirs d'enfance et dans ceux de ses proches. Au fil du temps et des rencontres organisées par son éditeur, Delphine perd goût aux contacts humains et développe une angoisse de la page blanche. Car comment écrire après s'être autant livrée personnellement ? Où trouver l'inspiration quand tout vous oppresse ? Comment ne pas décevoir l'attente générée par l'incroyable réception de son précédent livre?  Telles sont quelques unes des questions auxquelles Delphine ne peut échapper dorénavant. Et c'est en profitant de cette vulnérabilité que L. va s'engouffrer dans la vie de la romancière et la manipuler, insidieusement au début puis plus explicitement une fois sa proie prise au piège. "L. s'est installée dans ma vie, avec mon consentement, par une sorte d'envoûtement progressif " (...) " En apparence, elle me portait, me soutenait, me protégeait. Mais en réalité, elle absorbait mon énergie. Elle captait mon pouls, ma tension, et ce goût pour la fantaisie qui pourtant ne m’avait jamais fait défaut."

D'après une histoire vraie est donc le récit de l'après Rien ne s'oppose à la nuit, du sentiment d'incapacité ressenti par son auteur depuis l'immense succès de ce roman si personnel, du vide qu'il a laissé et de la manière dont L. va profiter de cette fébrilité. Alors qu'au moment où débute le roman Delphine est libérée de l'emprise de cette dernière, la narratrice décide de revenir sur les circonstances qui ont favorisé cette dépendance et de dévoiler minutieusement toutes les étapes qui ont permis à cette femme de s'imposer à elle.
L. est une femme énergique, secrète, pleine de ressources et au tempérament fort. Elle gagne sa vie en tant que ghost writer et connaît donc bien le monde de l'édition et les problèmes liés à l'écriture. Elle approche Delphine lors d'une soirée et va, à partir de ce moment, multiplier les occasions de la rencontrer et de lui venir en aide. Comme cette dernière nous assistons impuissants à cette vampirisation. De simple connaissance, L. va devenir une amie, une confidente, une doublure, une béquille (littéralement et symboliquement)! Au fil du temps Delphine laisse à celle qu'elle considère comme une amie une place de plus en plus prépondérante dans sa vie personnelle et professionnelle au détriment même de ses proches qui ignorent ce qui se passe. Cette domination se fera autant sur la personne de Delphine -de plus et plus isolée et dépendante- que sur ses biens personnels. L. va notamment s'approprier son agenda, son téléphone, son ordinateur, certains de ses écrits (dont une préface), ses vêtements, son appartement et même la maison de campagne de son ami. Delphine ira même jusqu'à lui confier le soin d'endosser son identité afin d'assurer "sa" présence lors d'un débat avec des lycéens. Le seul point d'achoppement durable entre elles deux est leur conception divergente sur ce que doit être le prochain livre de Delphine. Si la romancière souhaite composer une oeuvre purement fictive, L. a des convictions inébranlables sur ce que doit écrire Delphine et sur ce que ses lecteurs attendent d'elle: ils attendent du VRAI et non du vraisemblable: "Tu n’as pas besoin d’inventer quoi que ce soit. Ta vie, ta personne, ton regard sur le monde doivent être ton seul matériau. L’intrigue est un piège, un traquenard, tu crois sans doute qu’elle t’offre un abri, ou un pilier, mais c’est faux.". C'est à cause de cette ferveur -voire cette fureur- avec laquelle L. tente de convaincre Delphine que cette dernière va commencer à douter de sa "bienveillance".

Pour nourrir son intrigue de Vigan entremêle habilement les éléments biographiques et fictifs. Le personnage de Delphine est à sa propre image. C'est une femme sensible, une romancière connue, la mère de deux enfants, la compagne d'un célèbre journaliste littéraire prénommé François. Mais la question que nous nous posons c'est: qui est réellement L.? Un personnage purement créé pour cette seule intrigue ou le double fictif d'une personne ayant réellement côtoyé l'auteur ? D'ailleurs à quel point cette histoire tient elle de la fiction ??? 
Avec ce récit au titre trompeur (et manipulateur), Delphine de Vigan signe un roman psychologique qui se joue du lecteur -avec son consentement- tout autant qu'elle se joue des genres narratifs "La fiction, l'autofiction, l'autobiographie, pour moi, ce n'est jamais un parti pris, une revendication, ni même une intention. C'est éventuellement un résultat."  Elle réussit à composer sous nos yeux deux livres en un: le premier sur cette histoire d'emprise, le second sur ce qui est à l'origine de ce livre et se joue à travers lui. De cette mise en abîme découlent la question de l'inspiration romanesque et celle de la place de la fiction littéraire dans une société qui reste fascinée par les faits divers et la télé réalité. Pourtant, malgré ces problématiques que je trouve passionnantes il y a un bémol dans cette lecture, à savoir un final que je trouve pas aussi convainquant que le reste du récit car moins bien maîtrisé, plus bancal ou plus tiré par les cheveux. Dommage car jusqu'alors les pages se lisaient sans heurt.

Avec D'après une histoire vraie Delphine de Vigan fait preuve de beaucoup de malice (un choix de sujet ingénieux) et de savoir faire (une narration d'une belle efficacité, à l'exception d'une partie du dernier chapitre). Son récit n'est pas sans me rappeler Misery de Stephen King (la lectrice irrationnellement fan de son auteur), JF partagerait appartement de Barbet Schroeder (la transformation de L. en double de Delphine) ou L'ombre d'un doute d'Alfred Hitchcock (le côté "magique" du personnage qui apparaît et disparaît au bon moment). Comme le personnage de Delphine, le lecteur est prisonnier de cet engrenage et ne sait démêler le vrai du faux. Et si au fil de la lecture la tension s'amplifie, les doutes et l'intérêt du lecteur aussi. Même si Rien ne s'oppose à la nuit m'a davantage convaincue, son auteur nous offre ici un roman captivant, plaisant à lire et à conseiller. Toutefois une petite question subsidiaire demeure: si Delphine de Vigan a réussi à faire du succès phénoménal de son précédent roman le point de départ de son dernier livre je me demande comment et à quel point va t-elle pouvoir se libérer de son best-seller. Suspense...



L'auteur :
Née le 1er mars 1966 à Boulogne Billancourt, Delphien de Vigan est une romancière française. Après une formation au Centre d’Etudes Littéraires et Scientifiques Appliquées, elle devient directrice d’études dans un institut de sondages. Sous le pseudonyme Lou Delvig, elle écrit un premier roman, fortement autobiographique : Jours sans faim (éds Grasset 2001), qui raconte le combat d’une jeune femme contre l’anorexie. Un recueil de nouvelles et un second roman suivront en 2005, publiés sous vrai nom. Puis en août 2008 paraît No et moi (éds JC Lattès) qui reçoit le Prix des libraires, le Prix du Rotary et est adapté au cinéma par Zabou Breitman. L'année suivante paraissent Les heures souterraines (éds JC Lattès). Grâce à ce roman -qui dénonce le harcèlement moral dans le monde du travail- la romancière est pour la première fois nominée au Prix Goncourt. En 2011 parait Rien ne s’oppose à la nuit (éds JC Lattès) qui sera lui aussi en lice pour le Goncourt. Salué tant par la critique que par le public, ce roman obtient de nombreux prix dont le Prix du roman Fnac, le Prix des lectrices de Elle, le Prix France Télévisions et le Prix Renaudot des lycéens. D'après une histoire vraie est son sixième roman et le cinquième paru aux éds JC Lattès. Comme le précédent il rencontre un large succès critique et commercial et a reçu successivement le Prix Renaudot 2015 et le Prix Goncourt des Lycéens 2015.