mardi 17 septembre 2013

180 jours

pour le bruit des livres
Isabelle Sorente, 180 jours, éds JC Lattès

Ma chronique :
Après un dîner fort agité -en compagnie de sa femme Elsa, de son maître à penser Dionys Marco et de la fille de ce dernier Tico, Martin Enders, professeur de philosophie, se retrouve à la tête d'un futur séminaire sur l'Animal avec au préalable une enquête de terrain sur l'automatisation des activités humaines et la mécanisation des rapports entre les hommes et les bêtes. Cette enquête, il l'effectue à l'Ombre dans la porcherie dirigée par Jean Legai et sous la tutelle de son chef d'élevage et homme de confiance Camélia. Dès lors, tout comme Martin, le lecteur plonge dans un monde hautement mécanisé où seules la rentabilité et la rationalité priment, où chaque geste doit être précis et les procédures connues et maîtrisées sur le bout des doigts. L'accumulation de données est étourdissante, ainsi dans la bâtiment A (Conception) il y a 20 bandes de 45 truies ("unités") soit 9000 bêtes qui donnent naissances à 20 000 porc viables/an et produisent 25 000 tonnes de viande. De l'insémination des truies (bâtiment A "Conception") aux préparatifs de l'abattage (bâtiment G "Embarquement" ) en passants par le gavage des porcs (bâtiment E "Engraissement" ) tout est entièrement fabriqué dans les locaux (soit 7 bâtiments au milieu de nulle part) de la conception au "produit fini", chacun des locaux correspondant à une étape précise de la chaîne.
Mais au-delà de ces chiffres, il y des descriptions effrayantes sur la répartition des bêtes, leur acheminement d'un bâtiment à l'autre, l'odeur qui incruste la moindre parcelle de peau, les cheveux, le tissus des vêtements et qui se propage continuellement malgré les douches. Cette immersion totale et parfois dérangeante dans la porcherie ("quarante-cinq vulves montées sur des cuisses dodues, le galbe des jambons avait quelque chose d'obscène, on aurait dit deux rangées de femmes offrant leur cul (et) qui se reproduisaient sans jamais baiser.") nous interroge sur les places respectives de l'être humain et de l'animal dans un monde de plus en plus technicisé, interrogation qui est au coeur même du travail de Martin et interrogation dont Camélia -en quête d'une société plus responsable et compatissante- espère une réponse, histoire de donner un sens à sa vie, à son quotidien fait de souffrances et de doutes. Car dans cette usine tout est lié à la mort. Celle à court terme des " crevards " (porcs trop faibles qu'il faut achever), celle à moyen terme des porcs charcutiers et celle à plus long terme des femelles et mâles fécondeurs.
La grande qualité de ce récit est certes de se soucier du sort des animaux sans nous donner des leçons de morale mais c'est aussi de nous amener à nous soucier de celui des employés toujours sur la brèche, tenu à l'écart et au silence et qui pour s'en sortir n'ont comme alternative soit de s'endurcir soit de trouver un sens à tout cela. Ainsi, si Camélia accepte (et facilite) si aisément la présence de Martin c'est qu'il espère que ce dernier trouvera une réponse à ses questions et fera taire alors l'angoisse qui le ronge et le diminue quotidiennement.
Parallèlement à l'intrigue à teneur philosophique se développe une histoire d'amitié entre Martin, ancien adolescent mal aimé et le subjuguant Camélia dont la santé se détériore. Les deux  se retrouvent dans le même mal-être. Leur amitié va alors se sceller grâce à leurs souffrances partagées mais aussi leur foi en un avenir meilleur.

Je remercie le blog "Délivrer de livres" et les éditions JC Lattès pour ce partenariat qui m'a permis de lire un roman qui m'aurait sans doute échappé. J'ai aimé ce texte car il échappe à toute tentative de culpabilisation facile. Isabelle Sorente évite le piège du manichéisme tout en ne nous épargnant en rien, elle a su aussi bien rendre la violence des hommes que celle des animaux. 180 jours est -à mon avis- d'avantage un récit sur notre déshumanisation progressive et une interrogation sur notre mode de vie qu'un plaidoyer sur le droit des animaux. D'ailleurs les pages que je préfère restent celles qui se focalisent sur Camélia, sur ses interrogations et ses souffrances que j'ai partagé. Voulons-nous réellement vivre dans une société où tout va toujours plus vite, où prendre son temps est perçu comme un handicap, où les critères de réussites sont la rentabilité et le profit à tout prix, où il ne fait pas bon d'avoir des états d'âme ? Telles sont en partie les questions que soulève ce récit. A découvrir !


L'auteur :
Après des études scientifiques (Polytechnique, Ecole Nationale de l'Aviation), Isabelle Sorente se lance dans l'écriture. A son actif, quelques essais et romans parus chez JC Lattès : Le coeur de l'ogre ou Addiction générale consacré à notre dépendance aux chiffres. Isabelle Sorente a fondé la revue Ravages et anime les soirées des lectures "Il faut qu'on parle !" avec l'écrivain Wendy Delorme.

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