lundi 11 mars 2013

Epépé


pour le bruit des livres

Ferenc Karinthy, Epépé, éditions Denoël et Zulma poche

Mon coup de coeur :
Epépé  de Ferenc Karinthy (fils de Frigyes Karinthy) : ou comment faire lorsque l'on se retrouve dans une ville étrangère entouré de personnes qui parlent une langue parfaitement inintelligible et dont on ne peut se faire comprendre. C'est le cauchemar vécu par Budai, un linguiste hongrois (profession exercée par son auteur) parti en avion faire une conférence au Danemark et qui se retrouve mystérieusement débarqué dans un pays complètement inconnu, sans repère, ami et argent et dont la langue parlée ressemble à un long grognement. Comment et pourquoi est-il arrivé dans cette ville dont il ignore tout ? Peu importe ce n'est pas cela le principal. Ce qui intéresse le narrateur c'est le comportement de son personnage piégé dans les méandres d'une métropole en perpétuelle agitation qui englouti les "étrangers" et en l'occurrence ceux qui ignorent les règles régissant la vie en société.
D'emblée le parcours de Budai pour s'enfuir s'apparente à une Odyssée moderne. 
D'abord convaincu qu'il va pouvoir repartir chez lui, il tente tous les matins de regagner l'aéroport. En vain! Ensuite, intrigué de ne pas connaître ni reconnaître les règles linguistiques qui s'appliquent à la langue locale, il s'entête à en comprendre les mécanismes et la logique. En vain! Même leur alphabet ne ressemble à rien de connu. Les caractères utilisés ne sont ni cyrilliques, ni arabes et encore moins latin.
Son immersion dans cet univers sans repère est finalement aussi aliénante que n'importe quel enfermement. Emprisonnement qu'il va pourtant physiquement connaître et provoquer après avoir participé à un soulèvement dont il ignorait les enjeux mais qui était pour lui un moyen de se faire repérer par cette foule toujours active et indifférente à ce qui l'entoure. Budaï a beau se manifester, il demeure transparent aux yeux des gens. Ces derniers d'ailleurs ne semblent évoluer qu'en groupe, en une foule d'anonymes toujours pressés d'aller d'un lieu à un autre sans se retourner. Seule la séduisante liftière de l'hôtel -qui semble se nommée Epépé à moins que ce soit le nom de cet hôtel ?- devient son unique lien dans ce monde.
Epépé fait resurgir en nous une des peurs les plus primaires : celle de devenir un parfait étranger à tout et pour tous. Et l'aspect parfois comique de la situation n'efface en rien son côté dramatique et angoissant. 
A l'image de Budai, le lecteur erre dans cette ville tentaculaire, doute comme lui peut douter et espère quand lui même croit en une solution. Mais au final nous nous résignons tout comme notre linguiste.
Difficile de ne pas voir dans ce fascinant récit une métaphore de la situation politique, culturelle et géographique de la Hongrie. Ce petit pays dont la langue ne ressemble à aucune autre connue -"une langue venue d'ailleurs" selon Péter Ezsterhàzy- a été régulièrement sous le joug de ses voisins : ce fut d'abord l'Empire ottoman puis l'Autriche, l'Allemagne nazie ou l'URSS. Les différentes insurrections populaires bien que médiatisées n'ont pas incité les pays voisins à s'immiscer dans la politique intérieure hongroise abandonnant de ce fait la population à son triste sort. D'ailleurs le soulèvement auquel participe Budaï n'est-il point celui des hongrois qui en 1956 s'insurgent contre le pouvoir soviétique? Et les files d'attente dans lesquelles Budai s'introduit ne sont-elles pas celles des budapestois sous l'ère communiste?
Finalement l'impossibilité pour notre personnage de s'enfuir répond à celle des hongrois de fuir ailleurs vers l'Ouest.

Au-delà de tout cela il y surtout un livre passionnant. Un roman né de l'imagination fertile de son auteur et qui se situe à la lisière du roman sociétal et du kafkaïen. Un livre qui nous amuse, nous effraie et nous questionne. Un chef d'oeuvre !

Ne manquer pas ce livre qui ne peut que nous interroger sur nos rapports aux autres, à notre langue ou à notre histoire !


L'auteur :
Ecrivain hongrois -fils de Frigyes Karinthy- né à Budapest en 1921 et mort en 1992 a d'abord suivi un cursus de linguistique avant de devenir un homme de lettres. Traducteur, dramaturge et romancier, Ferenc Karinthy a aussi été un champion de water-polo ! Epépé est paru en 1970.

Et plus si affinités : 
L'amour des mots et l'humour sont des vertus familiales comme en témoigne le récit suivant écrit par Frigyes Karinthy, père de l'auteur précédemment cité :

Voyage autour de mon crâne de Frigyes Karinty (éd. Viviane Hamy)
Journaliste, écrivain et humoriste hongrois, Frigyes Karinthy (père du précédant auteur) utilise toute les facettes de son talent pour écrire un récit dans lequel il narre la découverte de sa tumeur au cerveau et les soins qui s'en sont suivis. D'un sujet grave l'auteur compose un récit drôle et captivant où l'absurde, les hallucinations, la tragédie et la réalité se répondent à tour de rôle. Usant d'un sens de l'humour féroce, il déroule toutes les étapes de sa maladie: les premiers symptômes lorsqu'assis à la terrace d'un café au coeur de Budapest il entend plusieurs fois le sifflement d'un train inexistant, les interminables examens médicaux, les lourd traitements, l'opération... 
Le voyage auquel nous convie l'auteur est éprouvant car nous assistons impuissant à une véritable autopsie des ravages causés par cette maladie mais aussi à une tentative pour conjurer la mort. 
Cependant bien que le sujet soit grave, Karinthy y met beaucoup de légèreté et d'esprit. Un roman inoubliable !
mis en ligne par : http://2.bp.blogspot.com
(dessin de Roland Topor mis en ligne par rolanddauxois.blogspot.com)

2 commentaires :

  1. J'ai personnellement été déçue par ce roman dont, il est vrai, j'attendais beaucoup... passé un début intrigant, j'ai trouvé qu'il finissait par tourner en rond, et je n'ai pas compris le virage que prend, à la fin, l'intrigue.

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    1. J'ai justement aimé la manière dont cette intrigue kafkaïenne devient la métaphore de la situation politique de la Hongrie d'alors. A force de ne voir qu'un seul paysage et de n'entendre qu'une unique langue, Budai finit par douter de l'existence d'un ailleurs.
      Je n'ai pas lu les autres écrit de Ferenc Karinthy, j'ignore s'ils sont du même acabit.
      J'espère que mon prochain conseil en matière de littérature hongroise fera davantage mouche ;-)
      A bientôt !

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